Vibrer pour que rien ne soit effacé. Frida passa ce premier jour au refuge à réactiver sa mémoire. Et elle fit ce constat : les brumes de l’oubli n’épargnent rien ni personne. Des pans entiers de l’histoire ne trouvent pas leur place dans le grand récit. Il nous faut les rechercher, là où ils se sont cachés, perdus…et quand on les retrouve, par hasard, au détour d’une interview ou d’une photo, on sent bien que l’on n’est plus à ce moment-là, qu’une autre histoire commence, qu’il nous faut réinventer une cohérence qui s’est perdue car l’instant n’est plus. Et ce qui se comprenait avant ne peut faire que l’objet d’une reconstruction. Comme les buées sur les vitres : on n’y voit que des ombres ce qui ne nous empêche pas d’y trouver tous les personnages et d’en façonner une autre histoire. La même histoire renouvelée.
Après cette première journée au refuge, elle avait besoin de reprendre pied dans l’instant, de se retrouver à ne plus réfléchir, à juste percevoir le bruit discret de la vie qui va, des feuilles qui bruissent et des oiseaux qui vont et viennent. Elle avait le choix pour la nuit. L’immense forêt avait été aménagée pour accueillir les visiteurs en quête d’exotisme et toutes les possibilités écolos responsables étaient à portée : Frida aimait bien la cabane dans les arbres, même si, quand le vent soufflait fort, le sommeil était à repos alternatif. On y prenait de la hauteur et cela nous remettait en connexion. Au pied de l’échelle, Frida prit conscience de cette idée de connexion. Alors deux choses lui vinrent à l’esprit. Harmut Rosa et son idée de résonance. Beaucoup dans les confins étaient venus avec l’espoir de quitter la ville après le Covid-19. En 2020, dans une interview, le sociologue avait eu cette phrase apparemment anodine. « Un environnement urbain est par essence disponible alors que dans la nature, on cohabite avec des éléments qui ont leur propre voix, leur propre logique, ils sont incontrôlables, et on a désespérément besoin de ces environnements qu’il est vain de chercher à contrôler. C’est pourquoi il est impératif de cesser de considérer l’environnement comme une ressource à exploiter. C’est plutôt une sphère de résonance. »
L’idée de renoncer à tout vouloir contrôler avait essaimé. De nombreux articles avaient été produits sur ce thème. Arrêtons de tout vouloir rendre tout disponible et à portée. Paradoxal dans un monde où l’accélération et la facilité d’accès sont les indicateurs de progrès. D’autant que, pour de nombreux pays, l’accès à l’eau, aux soins, à une vie sécure et décente, sont des objectifs de survie. Alors les progressistes s’étaient acharnés sur les confins en démontrant, courbes et statistiques à l’appui, qu’il ne pouvait y avoir de société équitable sans facilité d’accès aux biens courants. Évidemment. Personne n’avait dit le contraire. Comme dans tous les débats de cette période, il n’y avait pas d’échange possible. On était pour ou contre le progrès ! Et dans les confins, on était forcément contre ! Cette caricature avait rendu Frida enragée, agressive…puis résignée. Comme si toutes ces commentaires ne servaient à rien. Un peu de silence ! Et puis, au pied de l’arbre, un deuxième souvenir émergea.
Car, après le/la Covid-19, le 12 janvier 2021, il y avait eu la longue panne…la rupture, le clash, le Switch off comme on l’avait baptisé ensuite. La planète entière sans connexion internet. 7 jours et 7 nuits. Après le confinement généralisé, la déconnexion totale. Attaque de hackers, surchauffe, manipulation, guerre technologique ? Aujourd’hui encore, personne n’en savait rien. Puisque toutes les explications étaient à disposition. Des plus pragmatiques aux plus paranoïaques. Quand la connexion revint, ce fut le soulagement. Les pensions pourraient être payées, les distributeurs pourraient distribuer, les avions pourraient voler, les réseaux sociaux pouvaient commenter en déversant leurs tonnes de fiel vers les boucs émissaires de service. Les réseaux activés permettaient à nouveau de « rassembler la communauté entière vers une victime aléatoire…. » disait le philosophe René Girard dans un entretien que Frida avait retrouvé récemment. D’une actualité jamais démentie.
Le Switch off, Sisyphe devenu triste, s’en était emparé. Frida ne savait plus trop ce qui dans ce One Sisyphe Show était réel ou imaginé. A force de se perfectionner en rêves lucides, elle en venait parfois à confondre. Pourtant, ses propos lui revenaient, comme s’il était là, à côté d’elle.
Il faut que je vous dise. Hier, j’étais damné, et mon châtiment était injuste et éternel. Certains voyaient dans mes efforts et ma quête absurde un symbole d’une humanité inconséquente mais tenace. Certains ont même dit que l’on pouvait m’imaginer heureux. Je leur laisse leurs paroles et les invite à pousser le rocher de temps en temps pour éprouver ce que cela fait au corps, au cœur et à l’esprit. Mais laissons cela. Chacun commente la vie des autres et cela lui sert à ne pas se confronter à l’absurdité de sa propre condition. Le monde est indifférent à nos troubles. Lors de ma dernière apparition, je vous avais parlé des Dieux qui ne donnaient plus signe de vie (je ne sais pas si le concept de vie est approprié pour les dieux ?). Faute de rocher à pousser, régulièrement redescendu, j’ai cherché d’autres occupations en attendant. Mais le silence a duré et avec le Switch off, le silence est devenu assourdissant. Jusque-là, je pouvais me plaindre, en vouloir à quelqu’un, maudire mon destin mais là, c’était diffèrent. Un espace-temps s’est ouvert dont je ne savais que faire. J’ai bien essayé de m’occuper, mais tout ce que j’entreprenais me semblait insipide, fade. Je me suis fixé des objectifs mais ils me paraissaient trop loins, trop près, trop bof ! Je me suis senti anesthésié, vide…triste. Triste, c’est peut-être le mot qui convient.
Sisyphe malheureux : dessin de Marie de Point Némo
Je regardais autour de moi mais j’étais sans contact. Les sourires me laissaient de marbre et les encouragements m’enrageaient. Plus de rocher, plus de réseau, juste moi et les éléments autour…étrange non ? Ce que je désirais le plus (que tout cela s’arrête, que mon châtiment se termine) me plongeait dans la sidération. Comme si je ne parvenais pas à savourer ce moment. Alors, je me suis dit que j’avais peur que cela recommence et que c’était cela qui m’angoissait. Si les dieux reprenaient du service, alors tout recommencerait. En pire ? Mais je n’avais pas la réponse à cette question. Quand ? Bientôt ? Plus tard ? Jamais ? Alors attendre ? Je me suis dit que je ne pouvais rester ainsi. J’ai pris le chemin des confins en me disant que je pouvais me rendre utile. C’était la première fois que je me disais cela. Se rendre utile. Mais je ne savais rien faire. Pas de diplômes, de compétences…juste une qualité unique et reconnue, ma ténacité. Alors j’ai marché sur les sentiers et ouvert les yeux. J’ai rencontré les funambules. Ils vivaient dans des cabanes en bois au sommet d’arbres et se déplaçaient entre les maisons, agiles et silencieux, à travers des enchevêtrements complexes de filins tendus entre les arbres. Je les ai regardés longtemps et j’ai été submergé. C’était cela. Alors, j’ai pris contact avec eux et me suis essayé à la marche sur filins entre les arbres. Dès le premier pas, j’ai senti que je respirais à nouveau, que je me connectais et que mes yeux voyaient vraiment. Je marche sur un fil. Je sais que tout cela est fragile. Risqué. Mais cela vibre. Et me comble…
Au mur de la cabane, un dessin de Marie de Point Némo. Rien à dire de plus.
Le Switch off. L’expérience avait marqué les corps et les esprits. Une forme de vulnérabilité totale, le constat, qu’une fois de plus, nous pensions maîtriser et avoir des explications pour tout. Mais que nous avons créé des dépendances irréversibles. Vraiment ? Comme dans tous les cracks, l’objectif avait été, très vite, de revenir à l’avant en promettant que cela ne se passerait plus jamais. Bien sûr. Dans les confins, très dépendants des réseaux et d’internet, de par le maillage essentiellement virtuel, l’épisode avait créé des clivages : les uns avaient virés collapsologues radicaux obsédés par l’autosuffisance ; certains avaient quitté les confins pour reprendre leur place dans le manège, rassurant, routinier…les autres cherchaient la voie moyenne. Et ils reprenaient et suivaient H Rosa.
Je m’interroge sur « la troisième voix », la medio passivity, quelque chose qui se situe entre la voix active et la voix passive. On n’est pas forcément actif ou passif, on n’est ni omnipotent, ni impuissant. On pourrait être entre les deux. Ca ne veut pas dire accepter les choses telles qu’elles sont et ne rien faire, ni vouloir tout changer, mais être dans un mode « réactif » qui est à la fois actif et passif. Ça implique de l’humilité.
Songeuse, Frida grimpa dans la cabane et constata que c’était plus difficile que la dernière fois. Son corps lui rappelait que les raideurs ne sont pas que dans la tête. L’humilité ? Les humains n’ont pas la moindre idée de leur place dans l’univers. Elle se remémorait ce reportage d’Arte. Contempler l’univers de l’extérieur de notre nombril. Fascinant.
Le débat, un combat peut être, était finalement simple mais à plusieurs facettes : l’arrogance face à l’humilité ; le sentiment de toute puissance face à la vulnérabilité revendiquée ; l’insatiable volonté de maîtrise face à l’acceptation d’un pouvoir d’agir limité mais réel ; la hiérarchie destructrice face au respect de toutes les formes d’existence comme signe de richesse. Alors lui revint à l’esprit le livre paradoxal, provocateur, prémonitoire qui avait tant choqué à sa sortie. Le mal qui vient de Pierre Henri Castel.
Le temps commence donc où la fin de l’humanité est devenue tout à fait certaine dans un horizon historique assez bref – autrement dit quelques siècles.
Que s’ensuit-il ? Ceci, d’également insupportable à concevoir : jouir en hâte de tout détruire va devenir non seulement de plus en plus tentant (que reste-t-il d’autre si tout est perdu ?), mais même de plus en plus raisonnable. La tentation du pire, à certains égards, anime d’ores et déjà ceux qui savent que nous vivons les temps de la fin.
Heureusement, les bestioles de Marie de Point Nemo réinventaient le quotidien et les classements improbables, poétiques et oniriques. Et ironiques.
Voici un autre spécimen de bestioles venues des confins :
De l’ordre : avec des pattes
De classe : Innocentes
Sous embranchement : Saisie par l’incertitude
Cette fois ci ce n’était pas les corbeaux de Villandangos qui parlaient de pas. C’étaient des mouettes.
Le vent volait au ressac, des bribes de leurs conversations. Il les lançait sur les rochers. Retrouvaille, Joie, roulèrent sur le sable. Je les pris dans mes mains, regardais mes amis et remerciais le vent de mer.
Remercier le vent de la mer. C’est le début.
Oui se dit Frida, c’est le début. Alors elle repensa à Hélios. Qu’elle avait nommé La sentinelle. Il veillait lui aussi.
Qui peut savoir où commence la fin ? (Ben Okri). Qui peut savoir ce qui se transforme et ce qui reste. Comme la musique peut se métamorphoser, se fondre dans le présent, prendre une nouvelle enveloppe, s’enrichir de nouvelles teintes. Et pourtant, ce qui en demeure nous laisse songeurs et heureux d’écouter ces joyaux.
Monteverdi est toujours là.
Ressources :
- Article de Hartmut ROSA : https://usbeketrica.com/article/on-est-aliene-parce-qu-on-se-sent-a-la-foi-libre-et-perdu
- Livre de René Girard : Le bouc émissaire
- Émission France Inter : Chacun trouve sa route
- Albert Camus, Le mythe de Sisyphe
- Vidéo sur Arte : Une espèce à part
- Livre de Pierre Henri Castel : Le mal qui vient