« Nous ne restons jamais en place, même si nos voyages sont parfois immobiles et le lointain intérieur »

Claire Marin
Tour carrée

Hélios est étendu sur une natte et regarde le ciel. Il s’est installé au pied de la tour carrée, vestige de la mégalomanie d’un notable attiré par les cieux, qui voulait voir la vie d’en haut et qui interdisait l’accès aux pauvres terriens (non munis d’un pass de haute classe). Le contraire d’un lieu ouvert. Un lieu inaccessible et fermé symbole d’une volonté d’être à l’écart et de le faire savoir. Finalement, à chaque époque sa forme de hiérarchie. Plus ou moins légale. Cela lui rappela une phrase de la militante Flora Tristan :  « La servitude est abolie, dira-t-on, dans l’Europe civilisée. On n’y tient plus, il est vrai, marché d’esclaves en place publique ; mais dans les pays les plus avancés, il n’en est pas un où des classes nombreuses d’individus, aient à souffrir d’une oppression légale… ». C’était en 1833. Et pourtant les déclassés et relégués de toute origine étaient là, en 2025, plus ou moins silencieux, exposés aux pressions, moqueries, exclusions, suspicions…Leur appartenance au genre humain serait à justifier ? à négocier ? Les colères silencieuses ne sont pas bonnes pour la santé, pensait Hélios. Il se rappelait ce que disait Hana hier « J’ai cru qu’il fallait en passer par l’expression pour s’échapper des pensées toxiques. J’avais l’idée d’un poison insidieux qui m’attaquait lentement et que rien n’arrêtait. Qu’il fallait le démasquer en public pour que la joie revienne… ». Dire et dénoncer ne suffirait pas ?

Hélios s’était un peu échappé de la vitalité mais aussi de la tension de la halle aux voiles. Trop d’émotion que ces retrouvailles ! Trop de poésie et de bienveillance concentrées ! Étrange comme il avait le besoin de se retrouver seul, lié aux autres, mais un peu à distance, connecté mais de loin…Depuis des années, il passait d’un projet à l’autre, voire en initiait plusieurs simultanément. Il ne comptait ni son temps ni son énergie car cela le nourrissait aussi. Mais depuis quelques jours, il aspirait à la fois à quelque chose de moins éclaté, de moins ambitieux…mais surtout il avait envie d’apaisement. Il était heureux d’être là et de participer à cette aventure créative collective. Mais il avait envie d’être enfin un spectateur, de ne plus contribuer, de se laisser surprendre par l’inventivité des acteurs, la virtuosité des musiciens, la poésie des écrivains…d’être juste présent à l’œuvre des autres. Peut-être aussi retrouver une forme d’anonymat ? Dorénavant, il supportait mal la pression de ceux qui comptaient sur lui.

…Hélios se relève doucement, se met en position du lotus, enfin presque…ce n’est plus une position habituelle pour lui et son corps lui l’indique. Un corps qu’il néglige un peu. On ne peut prendre soin de tout. Il y a des priorités…en pensant cela, il se demande tout à coup quelles sont ses priorités, à lui, aujourd’hui. Rien ne lui vient. Rien qu’il puisse exprimer clairement. Lui viennent des bouts d’instants, des fragments d’évènements, des puzzles de pensées fulgurantes mais détachées du présent, des esquisses de projets, des ombres de personnages indécis…rien qui ne soit structuré et net. Une succession de saynètes floues néanmoins poétiques. En somme, du vrac, comme le dirait Marie de Point Nemo. Un vrac cosmopolite et potentiellement fécondSa mère lui le disait « Hélios, tu pars dans tous les sens : rassemble-toi ! ». Se rassembler avec soi-même, faire un de soi-même…cela le faisait sourire car sa formule favorite était « Je suis plusieurs, et nous cohabitons fort bien ». Il suffit que chacun ait sa place. » Et y reste ? Pourtant, je ne reste jamais en place. J’ai peur que ma place ne me transforme, ne m’attache, ne m’oblige à rester. J’ai besoin de lointain même intérieur. Il fait quelques pas et avance pour s’adosser au mur de la tour. L’ombre se déplace et il cherche à se protéger des rayons du soleil. C’est étonnant à quel point un simple déplacement nous fait voir le monde différemment. Là, il s’est laissé glisser vers le mur le plus ombragé et il a une vue étonnante sur les étangs. Malgré la sécheresse, il reste un peu d’eau, immobile. Son regard diverge sans s’arrêter sur rien : tout est semblable, aucune aspérité ne se manifeste. C’est juste calme et silencieux. Et soudain, il le voit. Son immobilité est telle que rien ne le distingue des arbres environnants. Un héron : il n’en a pas vu depuis des années. Hélios s’arrête de respirer car il a peur de faire du bruit. De tout briser par son agitation incessante. Le héron se tient debout. Karr lui a expliqué un jour que c’était son animal totem : ancré, solide mais capable de s’élever : tranquille, presque immobile mais rapide comme l’éclair quand l’opportunité passe ; attentif à tout mais dérangé par rien ; l’air hautain, méprisant mais c’est un air qu’il se donne : cela éloigne les malfaisants…l’instant dure et rien ne vient troubler la tranquillité. Hélios se remet à respirer. On a besoin d’air quand même. Alors, il s’éloigne doucement et s’engage dans la forêt proche de l’étang. Les arbres souffrent de tant de chaleur, ils crépitent sous le feu à venir, comme anticipant les catastrophes probables. Les ruisseaux ont peu d’eau mais quelles lumières !

Les ruisseaux ont peu d’eau mais quelles lumières !
Les ruisseaux ont peu d’eau mais quelles lumières ! 

Il repense au message de Marie de Point Nemo. Elle l’a croisé plusieurs fois et ne lui a pas parlé mais hier au soir, elle lui a envoyé ce message

Hier, j’ai discuté avec le mycélium de la forêt sombre. De partout des confins arrivent de mauvaises nouvelles : la pierre retombe en bas du ravin, Sisyphe ne s’est jamais senti aussi seul et découragé. Le mal hante Arturo jusque dans son sommeil dans de terribles cauchemars. Flore a été agressée. Elle s’est retirée loin vers le nord, elle ne parle plus. Tout est urgence. Fatigués, impuissants, tristes, beaucoup retiennent leur souffle. Le mycélium a juste murmuré « lier, relier, inlassablement. Dans le plus petit interstice, tenez-vous chaud les uns les autres ». 

Hélios pense : quand on a décidé de ne pas obéir à l’ensemble de mots d’ordre auxquels on serait tenu de croire et d’obéir (l’information selon Deleuze) alors il nous reste cet étrange travail de désaffiliation (se délier) pour retisser de nouveaux liens, égrener des arpèges, réagencer des toiles inédites. Alors, oui, lier, relier, inlassablement…c’est ce qui nous tient et nous anime. 

Et puis lâcher les plans, laisser advenir, suivre l’instinct…

 Il court derrière son trait -on ne le voit pas mais il sourit, il laisse délibérément le crayon lui échapper et le surprendre, quelque chose doit le dépasser, et s’il le tient trop fort entre ses doigts, rien n’adviendra.

Pierre Ducrozet, Eroica

Hélios sent son phone vibrer. Un message de Karr.

« Tu as croisé un héron ? »

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