Existe-t-il en fait un chemin direct, quelque part ? Le seul chemin direct, c’est le rêve, et il ne mène que là où l’on se perd.

Franz Kafka

Hélios a transféré le courrier des Oasiens. Ainsi, en retour d’un message énigmatique, à sens pluriels, des interlocuteurs inconnus leur répondent sur le même ton, décalé, poétique, intriguant. Il y a donc des autres, qui sont comme nous autres, se dit-elle. C’était le sens et l’idée des bouteilles à la mer : rencontrer d’autres pionniers, différents, ailleurs, mais qui pourraient partager une communauté de vue voire de destin. Elle relit le message sur son phone en remontant le chemin vers son refuge quand un autre message lui parvient. Il concerne la balise qu’elle a créée en ligne la veille. Elle est localisée géographiquement dans un cabanon abandonné : elle l’avait appelé Wabi-Sabi du nom du concept japonais bien difficile à expliquer. Une beauté associée à l’imperfection, l’impermanence et l’incomplétude. Peut-être aussi l’humilité et la modestie. Le message venait d’un artisan ébéniste qui témoignait de son attachement à un objet qu’il avait réalisé plusieurs décennies auparavant. Elle le lut.

« J’ai l’immense chance d’avoir pu avoir une activité professionnelle qui m’a comblé. Travailler le bois, en apprendre progressivement la texture, les senteurs, les forces et fragilités nous incite à la fois à l’émerveillement et à la modestie. Cela nourrit notre vie. En lisant les différentes contributions sur la balise wabi-Sabi, j’ai retrouvé au fond de moi une sensation que j’avais éprouvée en interrompant la réalisation d’un objet qui m’avait été commandé (un coffre en palissandre). Le client lui trouvait des défauts. Une légère asymétrie et une petite voussure sur le côté. Étrangement, je n’ai pas pu le modifier. Je le trouvais harmonieux dans son incomplétude, attirant dans sa non-conformité, inspirant dans son infime difformité. Et pourtant son imperfection le rendait vivant. Tout à l’heure, j’ai été le regarder à nouveau et je l’ai trouvé semblable. Et différent. C’est cela que je veux vous dire. Notre monde veut faire des objets et des personnes conformes à un prototype, des gens calibrés, durables, prévisibles. Frida ne savait pas trop précisément pourquoi elle avait initié cette balise. Dans cette période rude et binaire, elle éprouvait le sentiment que la subtilité et l’imperfection étaient à bannir. On lui avait beaucoup reproché ses articles fouillés mais alambiqués (dixit son dernier rédacteur en chef) comme si la nuance était perçue comme une tiédeur, comme si la radicalité ne laissait aucune autre option. Oui ou non ; on garde ou on détruit ; tu es pour ou tu es contre. Elle en était là de ses réflexions quand elle arriva au refuge. De ce point, elle avait une vue sur toute la baie. On distinguait à peine, à la limite de l’horizon, un grand bateau de croisière, certainement reconverti en hôpital de quarantaine.

Mer et horizon

Un de ses derniers articles, refusé par le Rédac Chef, en parlait. Elle se rappelait de leur dernière discussion. Juste avant son départ :

Rédac Chef : Non là Frida, ce ne va pas être possible. Tu vas trop loin. C’est plus du journalisme, c’est du parti pris…

Frida : Désolé, mais je ne formule ni avis, ni ne fais de commentaires, je me suis contentée de relater des faits, des situations que j’ai observés de mes propres yeux sans jugement.

Rédac Chef : oui, mais quand tu écris…La porte se referme dans un claquement sinistre. Yves est à ce moment entouré de personnages en combinaisons, anonymes, injoignables….on a vraiment l’impression que ces personnes sont emprisonnées

Frida : Pourquoi, tu appelles cela comment : transférer sans leur accord sur un immense bateau de croisière reconfiguré à la va-vite en forteresse sanitaire des personnes qui ne doivent pas occuper des lits de réanimation car ils ne sont pas dans la liste des personnes prioritaires ?

Rédac Chef : Non, Frida, tu es trop sensible, tu n’es plus du tout objective. Si on publie ça, on va avoir une émeute sur les réseaux sociaux, on n’a pas besoin de ça…

Frida : Alors, on publie juste pour que les gens qui lisent soient d’accord ?

Rédac Chef : en tout cas on évite les provocations, c’est un sujet très sensible

Frida : on a vraiment la mémoire courte. Ça ne rappelle rien à personne la délimitation de zones de contagiosité ?

Rédac Chef : Tu exagères tout. Un peu de nuance

Frida : Le silence donc, c’est le seul courage dont on peut faire preuve ? Alors sans moi…..

Ce qui irritait Frida, c’était aussi cette impossibilité du débat. On était vite catalogué activiste ou radical dès que l’on énonçait des faits. On était loin du Wabi-Sabi et plus près de l’audimat. Statistiques et chiffres nous étaient assénés à longueur de journée. Non seulement ils permettaient de cibler les messages à transmettre mais ils avaient une fonction coercitive évidente. 

Ander avait appelé cela les incontestables. Il avait écrit un manuel sur le sujet. Les chiffres qui nous clouent le bec : manuel de contournement.

Ainsi, en 2021, on évaluait à plus de 20 000 les caméras de surveillance en France avec leur version parlante qui enguirlandaient les passants. En 2025, l’armée des drones déployés doublaient tous les 6 mois renvoyant au musée du ministère de l’intérieur les caméras fixes des années 2000. Tout était sous contrôle, la surveillance battait son plein et la liberté d’aller et de venir ressemblait de plus en plus à une fable. Car les derniers drones étaient équipés de caméras thermiques qui pouvaient prendre la fièvre et détecter une affection virale à plus de 100 mètres. Avec mise en quarantaine sur le champ.Cela confortait la majorité dans le sens d’une inégalité originelle qui faisait que la vie en société nécessitait de mettre de l’ordre et d’ajuster cette hiérarchisation en permanence en le dotant d’outils de contrôle de plus en plus sophistiqués.  Sauf que la thèse de cette nécessité naturelle et absolue, de cette inégalité naturelle développée par Rousseau était invalidée par de nombreux travaux archéologiques. Les cités sans hiérarchie se sont développées de tout temps, sur toute la planète. Tout cela est bien plus subtil et nuancé. Et l’histoire de l’humanité est à multiples facettes. Il suffit parfois de changer de lunettes ou de se déplacer pour regarder à côté. Mais le Metavers nous livre les données à examiner voire les interprétations à en faire. La virtualisation du monde progresse dans une indifférence généralisée. Fatigue de l’incertitude ? délégation progressive aux intelligences artificielles qui vont plus vite ? Lassitude…à ce moment-là, Frida reçu un nouveau message. Karr venait d’envoyer un autre dialogue proposé à Sisyphe. Concours de circonstances, elle l’avait appelé « Fatigue ».

Sayd : Tu as l’air bien songeur mon ami

Sisyphe : Oh, cela me fait plaisir que tu m’appelles mon ami…j’ai un coup de solitude…j’ai fait un mauvais rêve. Cela a toujours été mon destin la solitude, et là cela m’attriste

Sayd : Oui, cela nous arrive à tous… cher Sisyphe

Sisyphe : Merci Sayd, Oui, mais surtout je n’arrive plus à déterminer si c’était vraiment un rêve…c’était vraiment très…comment dire…réaliste ?

Sayd : Et c’était quoi ?

Sisyphe : un truc étrange…j’étais sur un sentier, j’avançais mais un peu difficilement, sans trop savoir quelle direction prendre…il y avait du brouillard, il faisait froid…

Sayd : Je connais cela, ici, j’ai toujours froid….

Sisyphe : Oui, mais surtout j’étais toujours interrompu dans ma marche par un questionnement dans ma tête incessant : quelle direction prendre ? comme si je me parlais à moi-même mais avec la voix d’un autre…du genre voix sncf…

Sayd : Oui, c’est pénible cela…

Sisyphe : Oui, Presque à chaque pas…mais chaque fois qu’une question me venait, je me mettais à la formuler tout haut dans une sorte de téléphone…

Sayd : Un traducteur

Sisyphe : Oui, c’est ça comme ces petits traducteurs vocaux. J’attendais quelques secondes et il me donnait la réponse. Avec la voix SNCF.

Sayd : Oui, comme un GPS, quoi ?

Sisyphe : Oui, sauf que quand je me suis arrêté, j’avais d’autres questions qui venaient qui n’avaient rien à voir avec le chemin à prendre

Sayd : quelles questions ? 

Sisyphe : Des trucs chelous…faut-il continuer le spectacle ? faut-il signer la pétition truc ? Faut-il planter des asperges ? Et je me mettais à poser des questions à l’appareil qui me répondait tout de suite. Et plus cela s’accélérait, plus le nombre de questions augmentait…je me suis réveillé quand je lui demandais s’il fallait que je continue à boire du café

Sayd : Et la réponse ?

Sisyphe :  Je me suis réveillé à ce moment-là. Du coup je me suis mis à hésiter à en boire. Si jamais ce n’était mais vraiment bon pour moi.

Sayd : En somme comme Hana avec son pendule, quand elle hésite, elle demande à son pendule…

Sisyphe : Oui, c’est ça ! Un pendule qui calcule

Sayd : T’inquiète, c’est l’inquiétude du spectacle…Sisyphe : Non, je crois que c’est plus profond. Comme si je ne savais plus, comme si j’avais besoin d’un avis calculé. Comme si je ne sais plus avancer tout seul. C’est terrible. Mon rocher avait du bon !

Frida releva la tête à ce moment-là. Elle s’était arrêté au pied du sentier qui montait au refuge. En une fraction de seconde, il lui sembla apercevoir une ombre verte. Une vision fugace qui lui rappelait le marcheur vert. Celui des rêves qui nous perdent pour nous retrouver.

Marcheur vert
Marie de Point Nemo

Alors, Frida se dit que la musique est aussi un appel.

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