S’il y a une forme véritable d’insoumission, elle consiste moins à démasquer les fausses vérités qu’à montrer que la véritable puissance de la pensée réside dans la capacité de ne pas se soumettre aux règles qu’elle se donne et d’imaginer l’infinité des fictions qu’on aurait pu habiter.

Anna Longo

 Anna Longo, Philosophe, Publié le 28 février 2022 dans le quotidien AOC

Ce matin, Karr écoute la forêt qui bruisse du haut de sa cabane bricolée et maintenue par des cordes entre plusieurs troncs d’arbre. Elle a laissé les arpégistes à leur ouvrage méticuleux. Elles jouent avec les voiles, froissant, coupant, plissant, tissant, cousant de multiples étoffes pour en faire des filtres à lumières, des amplificateurs de songes, des métaphores vibrantes des êtres sensibles, tous les êtres sensibles qui nous entourent et nous lient. Elles jouent bien sûr avec la lumière naturelle, transformant quelques reflets éphémères sur l‘eau, en fond de scène fixe. 

Captation d’un instant pour faire de ce qui passe et se transforme une balise pour nos rêves. Mais elles ne négligent pas non plus les ressources de la technologie des éclairages professionnels : les variations possibles sont quasiment infinies tant en terme de teintes que de mouvements. Cela donne à l’ensemble des décors une sorte d’ambiguïté narrative. Frugalité de ce qui advient de manière impromptue par les aléas de jeux d’ombre et de lumière du monde supposé réel ; technicité algorithmique virtuelle qui crée des agencements là encore inattendus mais fruits des calculs sophistiqués des intelligences artificielles embarquées. Peut-on faire cohabiter ces deux mondes, se dit Karr ? Cette question, elle était un peu le fil d’or qu’elle tirait depuis des mois. L’aventure des arpégistes était aussi inattendue qu’imprévisible. Karr ne pouvait ni en comprendre l’émergence, ni en dessiner les possibilités d’évolution. C’était un moment d’équilibre entre la lassitude d’un militantisme voué à la marginalisation et à l’autolégitimation (s’entendre avec ceux qui sont d’accord avec nous) et la création débridée qui serait canalisée par des métaphores colorées. Tout cela animé d’une énergie collective volatile et souriante qui ne cherchait pas à théoriser quoi que ce soit mais bien à agencer des formes et des couleurs sensibles. Car ce qui dominait ces œuvres, c’était bien cela. Parler à ce qui est sensible en nous tous. Karr se rappelait de ce qui avait sans doute été le déclencheur. Un petit texte écrit sur son blog confidentiel illustré par une photo de voiles argentées, plissées et transparentes. Cela s’appelait : Vivre à contrecœur ? échos de nos vies encadrées. Elle avait écrit cela :

Ce matin, je me suis éveillée avec une sensation pesante. Mon énergie vitale était là, mais contenue, maîtrisée, organisée, dédiée à des activités répétitives, nécessaires ou supposées l’être. Ce rituel de chaque jour, tacite, incontestable, m’a rappelé que j’ai tendance à l’obéissance. Moi comme nous toutes. Avons-nous été piquées par quelques insectes qui nous ont anesthésiées ? Laissées sans voix, lassées de la plainte comme de la lassitude ? Avons-nous intégré qu’il faut se méfier de nos cœurs qui palpitent ? Que l’intensité des attractions ne fait que préparer le désenchantement ? Avons-nous déjà incorporé l’idée que tout changement est toujours trop couteux, que le statu quo est la seule option ? N’est-ce pas plutôt ce désenchantement scénarisé à priori qui nous fait taire, nous replier, nous retirer du flux des cascades aléatoires pour préférer une vie à contrecœur balisée, sécurisée normativement acceptable ? Dont on chercherait à l’intérieur de nous la raison ; ou autour de nous un coupable. Et s’il n’y avait ni raison, ni coupable ?

Mes sœurs, vous qui vivez parfois à contrecœur, j’en appelle à vos cœurs qui battent : comment partager et mettre à la corbeille ce qui nous ensolitarise ? Comment tisser des liens qui nous solidarisent ? Prenez la plume, la parole, la voix, le crayon, le phone…dites-nous comment ne plus vivre à contrecœur ?

Elle se rappelait de cela très précisément, comme si c’était hier. Le texte de son blog, confidentiel jusqu’à lors, avait trouvé des échos inattendus un peu partout. Jusqu’à en faire un petit évènement de connectivité et de productions créatrices. Une sorte de mix entre narrativité intime, imagination débridée et humour rude….pas banal, ce qui avait attiré la sagacité de la veilleuse Frida qui en avait fait un article intitulé : « Quand les arpégistes tissent… », titre énigmatique, qui avait intrigué et attiré. L’aventure improbable commençait. Et elles étaient là, ensemble, mais d’autres étaient avec elles ailleurs, restées à contrecœur loin du spectacle.

Et bien sûr, le filon étant créé, tout cela avait généré une multitude d’initiatives dont Karr se serait bien passé mais qui avaient sûrement un sens. Dont un guide « Comment ne plus vivre à contrecœur ? » qui avait été un best de l’édition du développement personnel, ce qui avait beaucoup irrité les arpégistes et les avaient incitées à un droit de réponse. Resté sans réponse faute de lecteurs.

Peu importe, se dit Karr, on est ici et on fait ce qui nous fait vibrer. Elle pensait souvent à cette prière du soir dans le livre Sidération de Richard Powers :

« Puissent tous les êtres sensibles être exempts de souffrances inutiles ». L’auteur disait s’être inspiré de l’un des quatre Incommensurables du bouddhisme, traduction du qui pouvait se comprendre ainsi : « Je veux donner au reste de la Création le même sens du sacré que je me donne à moi-même ; je veux effacer cette erreur de premier ordre qui consiste à tracer une séparation entre vous et moi, entre moi et tout ce qui m’entoure. ».

Le romancier Richard Powers défend une culture de l’empathie – La Vie

Car au-delà du sensible, il y a aussi l’invisible. Karr sent les choses. Elle les perçoit. Elle a vu le héron avec Hélios. Et depuis ce matin, elle sent comme une menace. Hier au soir, à la nuit tombée, elle a fait une longue promenade qui l’a amenée jusqu’aux portes de la centrale A, dédiée au démontage des véhicules thermiques obsolètes ou abandonnés. Ici, les êtres humains sont rares. Le travail est effectué par des robots démonteurs, surveillés par des escadrilles de drones aux passages incessants. L’air est saturé de vapeur d’essence et le vrombissement aigu des drones crée une ambiance spéciale. Karr sait que si elle s’approche, les drones l’interpelleront en lui demandant de passer son chemin. Ici les entrées et sorties sont très sécurisées. La peur du vol bien sûr mais surtout des incendies. Le niveau de vigilance est maximum depuis que les étés sont de plus en plus chauds et que le nombre de véhicules thermiques abandonnés augmente. Pourquoi avoir un véhicule qui sera bientôt interdit, avec le prix du carburant. Pour aller où ? Chacun a construit un nouveau rapport à la mobilité. Aller loin n’est envisagé que s’il n’y a pas d’autres options. C’est aussi cela les confins. Repenser le proche. Renouer des liens de côte à côte. Ne pas perdre de temps à des voyages anonymes. Chaque pas peut être savoureux s’il est à distance d’être sensible ? Drôle de formulation se dit Karr…Ou alors se contenter de regarder le ciel nomade ?

À contrecœur

Karr sent alors son phone vibrer. Un message d’Hana.

« Karr, où es-tu ? Les cops sont là.  Ils vont embarquer tous les Sans Pass. Les arpégistes aussi. Moi sans doute aussi. Que fait-on ? On a mis à fond l’Arioso de Bach, celui que tu adores et les flics attendent. Mais ils interviendront dès que cela s’arrêtera. Que fait-on ? Un Arioso perpétuel ?

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