L’absurde m’éclaire sur ce point : il n’y a pas de lendemain. Voici désormais la raison de ma liberté profonde……S’abîmer dans cette certitude sans fond, se sentir désormais assez étranger à sa propre vie pour l’accroître et la parcourir…l’homme absurde entrevoit ainsi un univers brûlant et glacé, transparent et limité, où rien n’est possible mais tout est donné, passé lequel c’est l’effondrement et le néant.

Albert CAMUS, Le mythe de Sisyphe

La halle aux toiles était une ruche multicolore. En ce jour de première répétition, l’agitation était à son comble. S’y entrecroisaient arpégistes discrètes et techniciens affairés, comédiens esseulés, concentrés et inconnus silencieux ou bavards…le lieu en paraissait finalement trop petit pour tant de monde ; alors Karr s’était mise en retrait pour relier tous ces inter mondes avant le premier essai. La chaleur de juillet était contenue par l’épaisseur des murs en pierre et les ventilateurs solaires aux quatre coins de la halle. Il faisait néanmoins chaud. Mais rien qui n’empêcherait l’œuvre d’advenir.

Essai son pour la scène…. Essai son pour la scène…un technicien à casquette verte s’époumonait aux abords de la scène pour trouver une âme charitable qui voudrait bien faire …un …deux…je parle…qui m’entend…enfin les banalités d’usage quand on fait un essai son sur scène…finalement, c’est Marie de Point Nemo, qui se présenta. On l’équipa rapidement avec le boitier émetteur coincé dans le jean et le micro camouflé dans le col de sa chemise…

Allez ! On commence le test, silence tousAttention, Marie, le sol est glissant….hurla le technicien, qui lui n’était pas équipé de microphone !

Elle s’avance lentement, fait mine de glisser et se rattrape, puis s’arrête juste au bord de la scène et se met à parler.

Marie de Point Némo : Oui, donc, non, enfin oui… mais plutôt pas tout à fait…ça va, vous m’entendez. Ce n’est pas parce que l’on n’a rien à dire qu’il faut se taire, n’est-ce pas…ça va le son ?

Le technicien à casquette verte : Recommence, c’est pas terrible, on n’entend rien au fond et il y a un larsen pas possible. Vos gueules les mouettes !

Marie de Point Némo : bon, vous savez quoi ? C’est nul de faire un deux, un deux, on se croirait à un défilé ! Je vais vous raconter une histoire parce que ces borborygmes n’ont ni queue ni tête, avec mon histoire, au moins, il y aura un début. Pour la fin, je ne sais pas…il y en aura forcément une…enfin, faut voir !

Le technicien à casquette verte : Oui, c’est bien, vas-y continue, parle sans interruption… essaie de parler tout doucement pour voir….

Marie de Point Némo : justement, comme je n’ai pas grand-chose à foutre, ni à dire….je pensais vous entretenir d’un sujet qui m’intrigue. Qu’est-ce que penser ? Je suis tombé sur cette phrase d’Albert Camus dans Le mythe de Sisyphe. « Penser, c’est avant tout vouloir créer un monde (ou limiter le sien, ce qui revient au même) ». Je suis préoccupé par la deuxième partie de sa phrase. Je ne peux me sentir bien que si je réduis mon univers. Que si j’insonorise mes murs et me rends invisible aux clameurs et aux réseaux dits sociaux. J’ai besoin de définir mon terrain de jeu. De ne pas me faire prendre dans les mailles de l’interdépendance où mon libre arbitre n’est plus que de l’agitation. Où je bouge seulement pour me donner le sentiment d’exister. 

Le technicien à casquette verte : oui, continue, parle tout doucement.

En chuchotant…le silence se fait, le public se rapproche de la scène…elle s’assoit sur une chaise qui traîne par là.

Marie de Point Némo : Bon, je ne le dis qu’à vous mais je pense que le seul moyen de ne pas mourir de colère, c’est soit de mourir au combat, de faire la guerre de tous contre tous, soit d’adopter la stratégie du terrier et de ne sortir que quand les chasseurs sont épuisés ou bourrés. Cela limite le champ. Et alors, small is beautifull ? Nous qui sommes ici, une sorte de tribu, un réseau rhizomatique fécond et imprévisible, sans pouvoir vertical…je sais même que certains d’entre vous ont brulé leur numéro Sésame, histoire de ne plus pouvoir être tracés. Chers déclassés, dont je suis, je suis tombée sur cette phrase de l’anthropologue Scott qui écrit en 2018.

Marie de Point Nemo se contorsionne alors sur sa chaise pour chercher un papier dans sa poche, une feuille qu’elle déplie avec lenteur puis se lève et se met à arpenter la scène en déclamant. On sent que le suspense est à son comble …même les mouettes ont cessé leurs ricanements. Le silence s’est fait d’un coup et tout le monde écoute ce que Marie va dire…

Marie de Point Némo : Bon, je sens que la suite vous intéresse, non ? Alors, Scott, il dit quoi ?… « Ce que je souhaite contester ici, c’est le préjugé rarement analysé selon lequel la concentration de la population au cœur des centres étatiques constituerait une grande conquête de la civilisation., tandis que la décentralisation à travers des unités politiques de taille inférieure traduirait une rupture ou un échec de l’ordre politique… ».  En somme, il nous raconte, et il nous illustre le fait que rien ne dit que la marginalité est une option dégradée. Elle est parfois la seule issue.

Marie de Point Némo se tait et regarde.

Le technicien à casquette verte : Marie, tu peux continuer…

Marie de Point Némo : Ce n’est pas bon pour le son… ?

Le technicien à casquette verte : Si, c’est juste excellent, mais je veux entendre la suite. Et je ne suis pas le seul….

Le public s’est silencieusement approché de la scène manifestant ainsi à la fois son attention mais également son attente….

Marie de Point Némo : Euh, la suite ? Quelle suite ? Si vous avez bien suivi depuis le début, vous avez bien compris qu’il n’y a pas de lendemain….vous voulez vraiment que je continue ?

La clameur est puissante et l’attention intense. 

Marie de Point Némo : Bien…en cherchant à me suivre, vous prenez le risque de vous perdre. Vous avez l’habitude ? Moi, c’est déjà fait. Si je poursuis le fil de mon récit chaotique, ce qui s’oppose au centre étatique, c’est le nomadisme. Gilles Deleuze, un des rares philosophes à s’y être intéressé, le dit ainsi : « On écrit l’histoire, mais on l’a toujours écrite du point de vue des sédentaires, et au nom d’un appareil unitaire d’État ». Et il dit aussi « Une des tâches fondamentales de l’État, c’est de strier l’espace sur lequel il règne. » et plus loin « Les nomades lancent partout la déterritorialisation. « Ils n’ont pas d’histoire »« n’ont ni passé ni avenir, ils ont seulement des devenirs ». Vous voyez, nous y sommes, ici, partout, nulle part. Il n’y a pas de lendemain, mais il y a des devenirs…..nous les écrivons, ici, à la halle aux toiles devant nous tous…

Marie de Point Némo : Bon ça va le son ? Je continue ? 

Le public applaudit en demandant la suite….Vous me connaissez, non ? Je suis la peintre des batailles silencieuses, une passe muraille qui sillonne les inter mondes, de feuillages en écureuils, de fresques en fenêtres sur ravins…mais qui s’émeut aussi devant l’humanité qui partage, ne serait ce qu’un sourire.  Je ne suis pas d’accord avec Sisyphe quand il dit « Tout est affaire de point de vue avec lequel on regarde l’histoire. Que cela reste une histoire… ». Non. Il y a des faits qui ne se regardent qu’en face, et dont les justifications multiples et pondératrices n’enlèvent rien à la brutalité du réel. C’est parfois juste trop rude, Hana le sait, et suppose d’être à l’affut. Mais j’ai des armes et des alliés. 

Elle sort de sa poche une autre feuille qu’elle déplie…puis lit. Ça c’est Christian Bobin. 

« Je suis en bataille en permanence mais mes alliés sont innombrables. C’est cette feuille morte, c’est un chant de rossignol, c’est un poème qui s’enflamme sur la page, c’est un visage qui me fait face et qui tout d’un coup est comme hors d’âge, et comme baigné par les lumières du berceau ou de l’extrémité de la vie. Mes alliés sont innombrables dans cette lutte. 

Chers vous tous, nous sommes innombrables….et tenaces.

Et elle s’incline pour clore la scène. 

Clameur du public.

Le technicien à casquette verte : super, Marie, en place pour la scène 2, on envoie la toile, Hiver 1.

Sur la droite de la scène surgit l’immense toile d’arbres en hiver.

Arbres d’hiver : Marie de Point Nemo
Arbres d’hiver : Marie de Point Nemo

Scène 2 : « En scènes : pour ne pas se résigner »

Marie de Point Nemo a pris place sur sa chaise et Sisyphe entre en scène.

Sisyphe : Deleuze, Scott…tu nous conceptualises le retrait. Excellent pour une pandémie durable, un des rares trucs vraiment durable d’ailleurs…se retirer et essaimer en s’élargissant façon rhizome, c’est cela ?

Marie de Point Némo : Non, le rhizome, c’est un peu limité. Cela ne donne pas assez à voir les interdépendances. Je préfère la mycorhize, symbiose entre les racines des arbres et un champignon.…c’est mon goût pour les arbres et les champignons, même ceux de la fin du monde. Ils ont tous quelque chose à nous apprendre….enfin, ils font le job en silence sans se valoriser à outrance. Discrets mais persévérants quoi ! Le rêve en somme d’une société solidaire et attentive. 

Sisyphe : C’est marrant ton truc de la marginalité comme seule option. Trop romantique ! Moi, qui était un marginal ad vitam aeternam condamné au châtiment éternel par les Dieux, sous le regard acéré des quidams moqueurs qui ne comprenaient pas pourquoi je m’échinais à monter un rocher qui ne pensait qu’à redescendre…quand les dieux se sont mis aux abonnés absents, quand ils m’ont donné l’opportunité d’une trêve, je ne pensais qu’à une seule chose : me glisser dans la foule et redevenir normal, invisible, anonyme, silencieux…ne crois-tu pas qu’il y a des marginalités pesantes, subies. Je voudrais juste un numéro Sésame comme tout le monde. Histoire que l’on ne me regarde plus de travers !

Marie de Point Némo : je comprends ce que tu ressens. Je ne crois pas plus que toi que la marginalité soit un choix. Elle est parfois une option au vu des circonstances. Quand le regard des autres ne te laisse plus la possibilité de te déterminer toi-même. Quand ce qu’il te faut faire au nom de règles non discutées devient une occupation à temps plein jusqu’au saut dans le néant…alors l’option du retrait s’impose à toi. Ce n’est pas se résigner. C’est être en scène mais sur la contre-allée, dans un inter monde. Ce n’est pas nécessairement s’opposer à tout. C’est s’affranchir d’une partition trop rigide pour improviser sans nuire à quiconque. 

Sisyphe : Sans nuire à quiconque ? Une drôle de guerre en somme ?

Marie de Point Némo : Non, il y a juste penser que tu vis hors catégorie, que tu es déclassé en somme…

Sisyphe : C’est marrant ce que tu dis. Tu connais la chanson d’Ander, la complainte des déclassés. Avec Léa l’Arpégiste à la voix. Écoute.

Marie de Point Némo : Oui, cela me parle, les pas doués en calcul !

Sisyphe : Et moi, les « total hors course »

Marie de Point Némo : Tu n’as pas vu Hana ? Elle entre bientôt en scène…

Sisyphe : Non, on attend tous Hana

V’la la chanson des feux follet, 
l’galimatias des gringalets
Des tires aux flans et des grains d’sable
Tous ceux qu’on appelle minables

T’es tout petit, pas un radis
Pas d’côte en bourse, rien pour les courses
T’es tout petit, trop mal bâti, pas bête de course,
Total hors course

V’la la complainte des tous petits
L’amphigouri des mal bâtis
Qu’l’inquisition ligote ou brûle
Parce qu’ils sont pas doués en calcul

T’es tout petit, pas un radis
Pas d’côte en bourse, rien pour les courses
T’es tout petit, trop mal bâti, pas bête de course,
Total hors course

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