La nuit fut agitée. Le ciel était chargé de menaces. On distinguait quelques traces de lumières derrière les cumulus mais même ces lueurs étaient inquiétantes. Frida se réveilla au milieu de la nuit, se demandant où elle était. Ne reconnaissant rien autour d’elle. Elle refit surface progressivement. Elle s’était arrêtée pour une nuit à Gigapolis. Avant de reprendre un autre bus pour la Bretagne où l’attendait Hélios le lendemain. Gigapolis : c’était comme cela qu’elle avait appelé la ville. Chaque fois qu’elle y passait (ce qui devenait rare), elle prenait une chambre d’hôtel dans la grande tour. Quitte à être en ville, autant être au centre et avec vue sur les toits, sur l’immensité des enchevêtrements d’avenues et de ruelles, à la fois totalement cohérentes et clairement hétérogènes. C’était cela aussi la vie, vue d’en haut : un total chaos soigneusement agencé dont les clés ne se repèrent qu’à postériori. Une fois le chemin déroulé.
La veille, la fin du trajet en Vespa avait laissé Frida dans un état de somnolence agréable, malgré les chaos de la route. Elle avait juste eu le temps de grimper dans le bus et les adieux à Théo avaient été brefs et sobres. Comme s’il y avait une conviction partagée de se retrouver un de ces jours. Frida n’utilisait plus le mot bientôt qui était devenu très imprécis avec la succession de confinements. Bientôt voulait juste dire que l’on espérait se revoir un jour mais qu’au fond, on n’en savait rien. Cette conviction partagée renvoyait au sentiment qu’on avait des choses et des moments à partager et qu’on le souhaitait. Mais on ne savait ni quand ni où…c’était la donne de ces drôles de périodes sans fin. On avait parlé de crise. Elle se rappelait du livre de la philosophe Myriam Revault d’Allonnes dont le titre, La crise sans fin, écrit en 2012, avait déjà posé les bases d’une autre manière de penser les ruptures, pas comme un simple réagencement suite à des troubles mais bien comme un processus continu de décisions incessantes face aux aléas du réel. Y avait-il plus d’aléas ? Avait-on moins le contrôle ? Peut-être plutôt que l’humanité, dans son rêve de progrès permanent, avait intégré l’idée que son génie créatif l’amènerait à toujours reprendre le contrôle, à ne pas se laisser déborder, à maîtriser l’impondérable. Cela avait été évident avec la création rapide des vaccins contre la covid-19 fin 2020. Encore une fois, malgré les difficultés, on y était parvenu en un temps record. Tout pourrait reprendre comme avant ? Non, on était dans un labyrinthe. Et chaque sortie débouchait sur un autre labyrinthe. Elle revoyait la série de Marie de Point Nemo qui l’avait fascinée.
A chaque fois qu’elle regardait ces compositions, elle se perdait dans les détails des différentes parties, en se disant que certaines devaient être confortables. Pourquoi vouloir en sortir à tout prix ? Dehors, c’est mieux ?
Totalement réveillée, peu habituée aux bruits de ventilation de la climatisation, elle se leva et regarda la ville à ses pieds. La réalité était sous ses yeux. Tout n’avait pas repris comme avant. Elle regardait les rues désertées, faiblement éclairées, distinguant à peine les diodes rouges des drones de surveillance qui patrouillaient et zigzaguaient dans les airs. Étrangement, on parlait des drones comme on aurait parlé d’un agent de surveillance. Sans doute parce que l’on imaginait leurs pilotes dans des cockpits lumineux, enfermés, les yeux rivés aux écrans. Le couvre-feu était la norme ici. Elle savait pourquoi elle ne vivait plus en ville. Et elle comprenait aussi ceux qui n’avaient pas le choix. Grimper dans la hiérarchie de la ville ou quitter. Tout à coup, cela lui rappela une autre période de sa vie. Up or out. C’était la formule dans les grands groupes internationaux pour faire carrière. Soit tu montes dans la hiérarchie, soit tu plies bagages. La normalité, c’est la croissance. Alors, un souvenir lui revint, celui d’une pièce écrite par Sisyphe quand il avait renoncé à son one man show. Il avait mis en scène Hugo et Alice dans un spectacle appelé « Partis en reconnaissance ». Elle s’en rappelait maintenant. Elle connecta son ordiphone pour retrouver ce passage. La scène s’appelait justement up or out. Elle lut les dialogues de la première scène.
Hugo : Up or out ! Je ne parle pas très bien l’anglais mais là c’est simple. Je comprends et en plus je m’en rappelle. Ça m’a même réveillé cette nuit !
Alice : Up or out ? C’est quoi ça ?
Hugo : La règle implicite des grands cabinets de consultants. Tu grimpes ou dehors !
Alice : Comment tu sais cela si c’est implicite ? Tu y as travaillé ?
Hugo : Non, c’est Madame Résiliane. Elle m’a raconté
Alice : Dis donc, ça n’a pas l’air cool ton truc !
Hugo : On peut le dire !
Alice : Et alors ? Pour elle ?
Hugo : Elle…ça a été up…longtemps…9 ans de sa vie…et puis après Out !
Alice : Oui, ça doit être dur !
Hugo : Au début, sûrement, oui, sauf que c’est elle qui a décidé l’out, juste avant le Knock
Alice : Le Knock ? C’est quoi, ça ?
Hugo : Le knock-out, comme à la boxe. C’est un monde très imagé. Et plein d’humour.
Alice : En tout cas, ça t’a fait de l’effet
Hugo : Elle m’a dit un truc qui m’a secoué. Une évidence. Mais dit par elle, je ne sais pas, ça m’a fait l’effet d’un choc électrique !
Alice : C’est quoi ce truc évident et électrisant
Hugo : Tu sais le métier de consultant international, c’est chasser les gaspis, optimiser les process, augmenter la profitabilité, chercher où cela coûte le moins cher de fabriquer ! En somme killer costs. Chasseur de coûts pour toucher la prime !
Alice : Jusque-là, je suis d’accord, ce sont bien des évidences…les métiers d’avenir sont toujours le contrôle, les économies et les normes…c’est bien cela ?
Hugo : Oui.Elle m’a dit qu’elle avait choisi Out le jour où elle avait compris que l’individu était une variable à ajuster, à comprimer dans un tableau Excel. Et qu’il était plus important de soigner les ratios, de performer et de respecter les normes. Quitte à créer de nouvelles normes
Alice : Un peu radical, non ?
Hugo : je ne sais pas. Dit par elle, avec les détails, cela faisait froid dans le dos
Alice : Elle s’en remet ?
Hugo : Elle a accumulé quelques blessures un peu dures à cicatriser mais aussi quelques convictions.
Alice : Au fait, tu as bien dit « soigner les ratios » ?
Hugo : oui, c’est un monde où le soin que l’on accorde au respect des normes et aux chiffres est inversement proportionnel à l’attention que l’on porte aux humains.
Alice : charmant !
Hugo : non, normal. L’individu est remplaçable. Tu sais bien. J’ai travaillé dans un cabinet où mon job était d’évaluer la remplaçabilté des activités humaines par les Intelligences artificielles. Avec deux indicateurs : pourcentage de remplaçabilité de 0 à 100% ; échéance de remplacement en nombre de mois…
Alice : Au fait, tu as fait le test pour nous ?
Hugo : oui, mais je garde les résultats pour moi. Cela ne sert à rien de savoir quand tu vas mourir. Ça gâche la fin !
Frida se rappelait le moment où elle avait vu la pièce. Dans un petit kiosque à musique d’un village catalan. En introduction d’un concert de Jordi Savall en soutien aux migrants.
Hugo avait gardé les résultats pour lui. Mais le processus était engagé. Et rien ne semblait devoir l’arrêter d’autant que cette transformation s’était faite sans secousses, presque l’air de rien. Comme une transformation silencieuse chère à François Jullien.
Comment cela avait-il été possible ? Frida avait son hypothèse mais qu’importait finalement ? Elle avait écrit un article sur le sujet passé totalement inaperçu. Son hypothèse était la suivante : la nouveauté est une addiction. La société moderne nous conditionne au dernier produit qui rend obsolète celui que nous possédons. Mais surtout cela déplace notre rapport au temps. Nous sommes dans l’attente de la nouvelle dose. Et le quotidien n’est que l’antichambre d’un mieux repoussé ad vitam æternam. Le présent n’est jamais à la hauteur !
Elle se rappelait cette interview d’Hartmut Rosa.
Oui, en cherchant toujours la nouveauté, on perd la capacité de vraiment ressentir. Pour avoir des émotions profondes, il faut entrer plus intimement en connexion avec les choses, qu’il s’agisse d’une ville, d’une musique ou d’une vague. Or nous sommes devenus sourds à cette altérité, c’est pour cela qu’on a besoin de s’étourdir en cherchant constamment le changement. C’est un cercle vicieux.
S’étourdir ? Alors, autant retourner dans la forêt au son de la viole de gambe de Jordi.
Ressources :
Livres
- La crise sans fin, Myriam Revault d’Allonnes – 2012
- Les transformations silencieuses, François Jullien
Article
- Hartmut Rosa : « Aujourd’hui, on est aliéné parce qu’on se sent à la fois libre et perdu » – Site Usbek & Rica