Beaucoup d’entre nous ont vu cela. La NASA a rendu publique une vidéo de l’atterrissage du Rover Persévérance sur le sol martien, quatre jours après son arrivée sur la Planète rouge. La mission de l’agence spatiale américaine, lancée le 30 juillet 2020, a pour but de trouver des traces de vie ancienne sur la Planète rouge, en collectant pendant au moins deux ans jusqu’à une trentaine d’échantillons de roches. Mars, ce n’est quand même pas la porte à côté. Et s’y poser sans dégâts apparaît comme une gageure. Donc, on devrait tous être enthousiastes, impatients de la suite, fiers de tant de prouesses et d’inventivité. En un mot : bluffés par notre capacité à planifier, maîtriser et contrôler des missions hors du commun. Les scientifiques s’enthousiasment : une illustration de l’habileté des humains à dépasser leurs limites. Les grincheux trouvent que Mars c’est loin et que cela ne résout pas les questions imminentes et terribles de notre affaire Covid interminable. D’autant que diverses zoonoses se profilent si l’on en croit d’autres scientifiques. Bon, il y toujours des grincheux et des boucs émissaires. Ce n’est pas d’aujourd’hui. Mais puisque nous sommes en mars, je ne peux m’empêcher un petit détour par la mythologie.
Car Mars est le dieu de la guerre, de la destruction. La planète rouge a pris son nom au pire des dieux ! Un signe ? Et puis, autre chose m’alerte. C’est que la réussite (certes provisoire) de cette mission dit quelque chose de notre manière d’être au monde, de penser le futur et tout simplement de vivre le présent. Hartmut Rosa dans son ouvrage « Rendre le monde indisponible » nous le dit autrement. Rendre le monde visible, atteignable, maîtrisable et utilisable, c’est sans doute le mythe embarqué du progrès scientifique appliqué à toutes les sphères de la vie. J’aurais donc un plan de vie. Comme on a un plan de vol. Je pourrais planifier une carrière. Je pourrais prévoir. Certes on voit bien à quel point cela allège nos angoisses de penser que tout est sous contrôle. Mais on oublie parfois l’essentiel.
Or, la plupart des choses qui nous touchent, nous éclairent, nous transforment ne sont pas prévisibles. Elles ne sont pas planifiables. J’ai beau préparer mon circuit de vacances, choisir la bonne saison, me renseigner sur les meilleurs hôtels, mon voyage est par définition imprévisible car une partie de la vie n’est pas disponible par anticipation. Je ne peux pas réserver l’inédit sur une application. Même la lecture aléatoire générée par un algorithme maître des calculs ne déclenche pas nécessairement la résonance attendue. Non, la vie n’est pas planifiable et prescriptible. L’issue ne peut être déterminée à l’avance, dit Rosa. Alors, j’ai renoncé aux images de Mars qui n’ont rien produit chez moi de bien palpitant pour aller sur le bord de la presqu’île observer les surfeurs. Ils sont là, attentifs, disponibles. L’essentiel de leur activité est de remonter sur leur planche, s’éloigner en faisant corps avec elle pour prendre la vague qui vient. L’essentiel est aussi dans l’attente. Mais pas n’importe quelle attente. Une sorte de disponibilité aiguisée, tendue qui attend l’occasion à saisir. Rien n’est sûr. Mais c’est bien ce côté imprescriptible, imprévisible et éphémère qui en donne la saveur. Car l’attente active ne ressemble en rien au plan organisé. Elle renvoie à la fois à une attitude (être disposé et disponible) et à une attention (veiller aux signaux faibles). Se lancer n’est jamais une garantie de succès. Mais l’esquisse d’un immense plaisir possible. L’amorce, dirait François Jullien. Plutôt que d’essayer d’intervenir directement sur le cours des choses, mieux vaut déceler les amorces pour essayer d’infléchir le déroulement des transformations. Histoire de décoïncider ? Mais ce n’est pas parce que rien n’est garanti que l’inédit peut advenir. Cela s’appelle une rencontre. Ce qui suppose une présence plus qu’un plan. Et cela m’inspire une autre réflexion.
Car ce qui me déconcerte le plus, c’est sans doute l’énergie, l’inventivité et la persévérance mobilisée par nos sociétés, pour rendre inhabitable notre terre. Tout en imaginant des planètes apparemment hostiles que nous pourrions rendre hospitalières. Pour les coloniser, leur prendre ce qu’elles ont d’utiles pour nous ? Les rendre disponibles et accessibles. Pour y passer un week-end ? Noël ? Peut-être que Netflix en fera une série ? Ah, ils ont déjà acheté les droits ! Et ils préparent la saison 2 car les avis sont excellents. OK boomer ! Je retourne lire Rosa. Rosa, un très beau nom.