Jour 1
Temps suspendu

Le temps est suspendu. Notre élan stoppé. Nos intentions entre parenthèses. Nos vies chronométrées, trépidantes, jalonnées d’obligations routinières et de plaisirs planifiés sont bouleversées. Nous sommes bouleversés. Tout ce qui pouvait nous paraître essentiel retrouve sa juste place parmi les oripeaux du superflu. L’essentiel est donc ailleurs. L’urgence n’est pas d’être à l’heure mais de vivre. L’exigence n’est plus d’assurer une toute puissance illusoire, de faire la promotion de soi, de s’encolérer contre les fautifs, tous les fautifs qui ne seraient pas nous, non tout cela est vain.

Nous sommes invités à l’humilité. Chronos, celui du chronomètre, est en stand-by. Son rythme régulier est devenu imprévisible. Car les échéances changent d’une heure à l’autre. Planifier ? Gérer ? On fait ce qu’on peut mais l’évidence est sous nos yeux. Nous ne savons pas vraiment. La vérité d’avant-hier n’est plus celle d’aujourd’hui. Alors demain, va savoir ! Il ne s’agit plus d’aller vite individuellement. De courir pour avoir plus de la même chose. Non, il s’agit justement de s’effacer, de rester dans l’ombre, d’en faire le moins possible. Belle métaphore du non-agir. Et le plus vite possible, ne plus rien faire. C’est parce que rien faire est urgent. Juste respirer et se retrouver. Soi avec soi, soi avec nous. Ce qui nous gâche la vie du quotidien habituel, ces parasites et nuisances multiples, reprennent leur juste place, à côté de la vie qui va, qui pulse, qui passe.

Alors si Chronos, le maître du temps moderne, s’efface…oui, il s’efface, vous l’avez bien perçu. Les agendas et calendriers sont obsolètes. Laissons l’urgence aux urgentistes et aux soignants. Eux luttent pour nos vies en risquant la leur. Aidons-les au mieux. Rien n’est sûr. Pas plus la durée du confinement que celle de l’épidémie, le temps balisé nous lâche. Alors si Chronos s’efface, nous reste Kaïros, ce fameux temps opportun chez les Grecs : l’instant à saisir, l’occasion qui ne repassera pas, l’opportunité qui s’ouvre. Kaïros, c’est l’instant propice. Celui qui nous incite à accueillir ce temps contraint qui est sans contrainte. Paradoxal ? Oui, c’est parce que nous n’avons plus le choix que ce temps s’ouvre. C’est la contrainte de cette vacuité obligée qui nous amène à regarder les choses autrement…une lenteur, une langueur peut être.

Bien sûr, l’inquiétude est là, pour nous, pour nos enfants, nos parents, nos proches. Mais cette incertitude et cette inquiétude nous obligent. A regarder ce qui nous lie, ce qui fait que nous sommes semblables, que nous partageons des préoccupations communes dans un monde où l’individualisme et la singularité alimentent une drôle de conception de la réussite sociale. Où nous construisons plus de murs que de ponts, et où ceux qui souffrent et cherchent aide et refuge ne sont pas toujours les bienvenus. Alors, dans ce temps qui s’ouvre qui ressemble à ce que peu d’entre nous ont connu, on remet les pendules à zéro ? Le temps d’après, c’est quand hier n’éclaire plus demain. Disruption, on l’appelle ainsi. Quand l’incertitude est telle que nos dogmes et nos normes paraissent dérisoires, encombrants, pesants. Quand notre arrogance nous étouffe.  Quand nos calculs, nos ratios et nos courbes ne disent rien de ce qui compte vraiment. Alors, il s’agit de s’enfoncer dans l’inconnu.

Autour de moi, l’inquiétude est de savoir combien de temps cela va durer ? Pour reprendre comme avant ?  Et si la question n’était pas que là ? Et si la question était plutôt : qu’est-ce que cela nous dit de notre façon d’être au monde, individuellement et collectivement ? Qu’est-ce que cela percute de nos croyances ? Qu’est-ce que cela libère comme espaces de solidarités ? Qu’est-ce que ce temps contraint, qui est aussi un temps opportun, nous dit d’une humilité nécessaire qui n’est pas résignation, qui est une affaire collective autant qu’individuelle, qui remet la question du soin au cœur de nos vies.

Alors poétisons ou bricolons tout en restant confinés. Chantons sur les balcons, composons des haïkus, des sonates, des manifestes de vouloir vivre solidaire, tout ce qui est imaginable dans ces temps de repli. Car c’est le lien qui compte. Parlons-nous sans colère tout en étant silencieux. Rapprochons-nous pour agir ensemble sur ce qui est essentiel. Et vers ce qui est notre monde commun. Alors, tous les jours, avec humilité mais persévérance j’écrirai ces mots à destinataires inconnus. A heure fixe. Qui répondront ou pas. Prenez soin de vous. Et de nous.

 » L’essentiel est sans cesse menacé de l’insignifiant. » – René CHAR


 

Et M chante La bonne étoile…

 

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