Je ne m’attendais pas à vous voir ici, Monsieur, dis-je à Estraven. 

C’est l’imprévisible qui rend la vie supportable, dit-il.


Ursula K Le Guin, La main gauche de la nuit

Personne ne s’attendait à cela. L’alerte au feu était fiable. Rien n’arrêterait la progression de ce méga incendie et il valait mieux ne pas trop réfléchir et plier bagage. Et pourtant un orage inattendu, violent, avait déversé des quantités d’eau sur les forêts, les chemins, les plages. Pas un orage ponctuel. Non. Une sorte de déluge en mouvement qui avait arrêté en quelques heures la progression destructrice. Karr aurait dû fuir, prendre la route au plus vite. On l’attendait et on s’inquiétait pour elle. Les feux avançaient. Il y a deux jours, elle avait promis de quitter les lieux. Et pourtant, cela avait été impossible. Enfin, ce n’était pas vraiment le mot qui convenait. Cela aurait été possible. Mais elle avait fait autre chose. Voilà tout. Le danger était évident, proche, palpable mais elle n’aimait pas laisser les choses en plan. Et elle avait de nombreux ouvrages en cours qu’elle voulait, non pas terminer, mais au moins mettre à l’abri. Elle avait commencé par prendre de nombreuses photos de la fresque murale, celle qui séparait les deux parties du hangar.  Le bas était en brique sur environ 50 centimètres, un mur sur lequel reposait une cloison soutenue par des chevrons verticaux espacés d’un mètre environ. Sur le côté avait été laissé un passage pour aller d’un espace à l’autre. Cela donnait un immense mur de plus de 3 mètres de haut sur 4 mètres de large. Indémontable car on avait peint directement sur la cloison. Le fait que cela soit fixe n’avait jamais été un problème. Souvent, on accrochait sur ce mur une immense toile à peindre et les arpégistes laissaient alors libre cours à leur inventivité. Puis, une fois terminée, le toile était roulée et on retrouvait à nouveau la fresque murale, ineffaçable.

Fresque murale - Marie de Pont Nemo
Marie de Pont Nemo

Cet endroit était un point de repère stable, pas amené à bouger. Un pivot en somme. Karr, à cet instant avait senti un fort attachement au lieu. La fresque sans le lieu n’était rien. Elle était de là. Pas d’ailleurs. Elle avait une mémoire des gestes, des formes, des couleurs, des âmes qui en faisait la force. Le langage. Peut-on être attaché à un lieu à tel point qu’il nous est quasiment impossible de le quitter. Dans ses moments de lucidité, Karr avait conscience à la fois de la folie et de la force de cet empêchement. Pas raisonnable et pourtant évident. La raison n’était pas son moteur. L’émotion et les sensations oui. Le toucher était son langage. C’était pour cela que les photos et la fresque n’étaient pas l’essentiel. La matière oui. Suivre du bout des doigts les tressages de mots sur la toile, dont les épaisseurs variaient. Tout cela était émouvant, bavard, lumineux. Plus loin dans le hangar, il y avait ce que les arpégistes appelaient la halle aux voiles. Les tissus et toiles divers y étaient suspendus et on pouvait les frôler, les toucher, les sentir. C’était au milieu du passage et on était sans cesse distrait par les toiles suspendues, légères, colorées, jamais muettes. Karr était retenue. Par le lieu ? Plus que cela, par une idée. Insistante, comme une lueur qui s’installe, qui irradie, puis qui éclaire jusqu’à ce qu’elle prenne toute la place. La projet K2025 avec Sisyphe, un tissage de monologues inspiré de Kafka n’avançait pas. En tout cas, les textes étaient écrits, traçaient leur sillon mais de manière tellement prévisible que l’auditeur n’en était plus surpris. L’absurde était aussi une chausse-trappe, un mur indépassable. Quelque chose la gênait dans le chemin emprunté pour cette création. Avait-on envisagé des alternatives, d’autres options ? Le Château de Kafka était à grilles de lecture infinies. On aurait pu ouvrir aussi à ses autres œuvres, relire ses carnets. Karr avait toujours été troublée par l’histoire de cette œuvre qui aurait pu ne jamais être publiée. Avant sa mort, Kafka avait chargé par écrit son ami et exécuteur testamentaire Max Brod de détruire tous ses manuscrits. « Voici, mon bien cher Max, ma dernière prière : Tout ce qui peut se trouver dans ce que je laisse après moi (c’est-à-dire, dans ma bibliothèque, dans mon armoire, dans mon secrétaire, à la maison et au bureau ou en quelque endroit que ce soit), tout ce que je laisse en fait de carnets, de manuscrits, de lettres, personnelles ou non, etc. doit être brûlé sans restriction et sans être lu, et aussi tous les écrits ou notes que tu possèdes de moi.. ». Max Brod ne l’avait pas fait. Étonnant signe. Son œuvre était devenue le symbole du cauchemar administratif et déshumanisé d’un monde fondé sur le contrôle, cela jusqu’à l’absurde. Mais il ne s’agissait pas, dans K2025, de réécrire cela en l’adaptant aux temps d’ici. Non, On pouvait poétiser le voyage en absurdie. Et l’idée était venue à l’instant même où Sisyphe lui demandait de les rejoindre. Par un message. Elle avait répondu qu’elle s’apprêtait à partir mais son message lui avait ouvert une fenêtre qu’elle ne voyait pas jusqu’à lors. La dimension épistolaire. Ce n’était pas des monologues que l’on allait tisser. Des dialogues plutôt. Et elle s’était essayée tout de suite à l’exercice alors que la forêt brulait, pas si loin.

Sisyphe : « Je suis arrivé là où je devais arriver mais personne ne m’attendait. Où plutôt, j’ai croisé l’indifférence qui m’a fait vivre une nouvelle expérience de transparence. Suis-je invisible ?

Nao l’arpégiste : Nous faisons tous cette expérience. Je dirais même plutôt toutes. Ce moment où on s’adresse à quelqu’un dont le regard nous traverse. Encore faudrait-il qu’il nous regarde, nous écoute. Nous considère. C’est notre histoire, nous autres femmes des arpèges…

Sisyphe : Arpégiste, c’est un drôle de nom ? Il signifie quelque chose ?

Nao l’arpégiste  : En musique, un arpège, c’est une succession de notes appartenant à un même accord. Autrement dit, un arpège est constitué des notes d’un accord précis, et dont les notes sont jouées les unes après les autres. L’ordre des notes n’est pas important, les notes peuvent être jouées dans n’importe quelle ordre, ascendant, descendant, etc…L’arpège, en musique, donne à la fois la tonalité (quel accord ? mineur ? Majeur ? Septième ?) et le climat (nostalgique, triste). Il est en arrière-plan et on peut broder des mélodies au premier plan.

Sisyphe : Cela signifie que les arpégistes sont en arrière-plan ?

Nao l’arpégiste : cela veut juste dire que l’on n’a pas envie d’être face aux projecteurs, exposées à la haine, on tisse en fond d’écran. Cela nourrit notre humanité. Et comme nous tissons beaucoup, ensemble, nous sommes solides. Cela donne le ton. Sur un même arpège, les variations sont quasiment infinies. Ecoutez….

Sisyphe : Donc, vous êtes musiciennes en somme ?

Nao l’arpégiste : Euh, non, arpégiste, c’est une métaphore… 

Sisyphe : Une métaphore, là, vous m’avez perdu…c’est à dire

Nao l’arpégiste : Cela veut juste dire que nous sommes des créatrices d’arrière-plan de fond d’écran, des agentes d’ambiance en somme…

Sisyphe : Et cela rend le monde moins absurde ? On ne vous fait plus remplir des formulaires, des imprimés, sans quoi votre demande ne sera pas prise en considération ?

Nao l’arpégiste: Les arpégistes ont renoncé aux formulaires. Car on nous dissuade de les remplir en nous précisant que ce n’est pas la peine, que les coupables ne sont jamais condamnés, qu’il n’y a pas de preuves…..les formulaires sont faits pour ne pas être remplis. C’est un art de rendre les choses compliquées pour que le commun des mortelles y renonce…

Sisyphe : et vous aussi, les horaires ne sont jamais vraiment sûrs

Nao l’arpégiste: Et oui, c’est souvent trop tôt, ou trop tard, pas le bon moment, pas la bonne personne, pas le bon créneau…c’était notre quotidien…alors, moi je trouve que c’est un peu normal que les hommes en fassent un peu l’expérience, de la transparence

Sisyphe : qu’est-ce que cela a à voir avec le sexe ? C’est juste désagréable de ne pas être écouté et entendu.

Nao l’arpégiste : oui, c’est juste désagréable pour vous. Parce que ce que c’est peut- être inhabituel. Nous, on doit vivre avec depuis des millénaires. 

Sisyphe : oui, mais c’est injuste et insupportable même

Nao l’arpégiste : Confirmatif ! Je trouve que le trop plein est atteint. Alors, le retrait est une possibilité et les arpégistes se sont retirées sur des chemins de traverse

Sisyphe : Le retrait ?

Nao l’arpégiste: oui, comme les arpèges, ils peuvent être juste en arrière-plan et donner la coloration au morceau. Un arpège en la mineur va inspirer la mélancolie voire la tristesse. Surtout s’il est lent…écoutez…..il est parfois au contraire au premier plan et prendra la vedette. Nous les arpégistes, on est derrière, on tient la mélodie et on ponctue le cheminement…et on brode à partir de ces notes égrenées. C’est notre réponse. C’est aussi notre art…on ne joue pas la mélodie…. Mais sans nous, la mélodie n’existe pas…mais ce ne sont pas que des notes séparées, ce sont des mots, entremêlés 

Sisyphe : vous brodez, c’est-à-dire ?

Nao l’arpégiste : vous vous souvenez le slam, c’était une structure rythmique avec un texte slamé, ponctué, rythmé…nous on ne slame pas, on brode des arpeggiamenti de mots…cela donne des choses étonnantes qui nous bouleversent parfois et nous tiennent en vie…

Sisyphe : Euh, j’ai du mal à voir

Nao l’arpégiste: normal, car cela se voit, s’entend, se parle voire se touche…les broderies de mots sont souvent intégrées à la toile…avec des ajouts de matières diverses…c’est un art vibratoire…les toiles résonnent…mais il y aussi parfois des musiques intégrées à la toile

Sisyphe : Euh, là vous m’avez perdu !

Nao l’arpégiste : Cela ne s’explique pas. Ou si on explique trop, on perd les gens sensés.

Sisyphe : Bien. Vous me considérez comme sensé. C’est bien la première fois !

Nao l’arpégiste : Alors, si vous voulez en faire l’expérience, il faudra venir dans notre inter mondes

Sisyphe : inter mondes ?

….

Karr avait envoyé à Sisyphe ce premier essai. Elle avait conscience de perturber l’agencement du prévisible et de l’organisé, important pour Sisyphe (monter des rochers à temps plein et les voir débouler tous les jours, cela vous rythme le quotidien et on en viendrait presque à aimer cette routine !). Mais elle avait confiance dans son intuition. Et puis c’était un peu le bazar en ce moment car il fallait aussi préparer le spectacle d’Hana « En scènes : pour ne pas se résigner ». Et puis elle eut une idée, pourquoi aller au port de Belle Oise ? La Halle aux toiles était le lieu idéal pour concevoir et répéter. Ce n’était pas si loin. Le feu était éteint et les routes à nouveau praticables. Elle écrivit d’abord à Hana qui en fut toute réjouie. Elle avait plein d’idées à tester et partager. Frida serait là et Hélios aussi. Ander était injoignable. Tant pis. Sisyphe fit un peu attendre sa réponse. Karr s’en inquiétait car elle savait sa réticence face aux changements de plan impromptus. Sa réponse fut un peu ….métaphrorique

Sisyphe : Chère Karr, ton idée d’inter mondes m’a troublé. Mais tu connais ma capacité à me troubler pour peu de choses. Alors, avant de te répondre j’ai regardé autour de moi, voire ce que seraient ces inter mondes, s’ils me parlaient. Et j’ai vu la libellule qui écrivait. 

Libellule - Marie de Point nemo
Libellule – Marie de Point nemo

Alors, j’ai compris. Tout est affaire du point de vue avec lequel on regarde l’histoire. Cela reste une histoire. Je serai là bien sûr. Pour dialoguer et écouter plutôt que parler sans cesse. Et je suis tombé sur cette phrase de Kafka qui m’a inspiré un dialogue avec Nao l’arpégiste.

« Tant que tu ne cesseras de monter, les marches ne cesseront pas ; sous tes pieds qui montent, elles se multiplieront à l’infini ! »

Et Hana, juste après, lui envoya la vidéo de Sheku : il se prépare pour accompagner Hana. 

No woman no cry. Tout un symbole.

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