Les bateaux qui ont connu le goût de l’aventure deviennent amoureux des mers d’encre et ils aiment naviguer sur le papier. 

Luis Sepulveda Le monde du bout du monde

Hélios s’était installé à une terrasse de café sur le Port. Il attendait Frida. Il aimait ces moments de début de journée, ces moments d’entre-deux. Une lente sortie de la léthargie de la nuit mais pas encore l’agitation voire la frénésie. Là, sur la terrasse, il pouvait baisser son masque, au sens propre comme au sens figuré. En fait, de masque, il n’y en avait plus. D’autres appareillages étaient apparus, de petits filtres à positionner dans ses narines. Faiblement visibles mais filtrant vraiment tout. Plus question de percevoir l’air humide de la mer et de s’en gonfler les poumons. Alors là, ce matin, il avait discrètement enlevé son Expivir pour respirer librement. Et puis, c’était un moment où il n’y avait pas de posture à tenir, de tensions à avoir pour se comporter correctement. Laisser libre cours à ses divagations lunaires, à ses errances poétiques et ses fulgurances politiques. Car il était engagé. Ou plutôt, il s’était trouvé engagé sans vraiment l’avoir cherché. De proche en proche, d’idées en projets, de rencontres en aléas, cela s’était fait tout seul. Un peu comme les rhizomes poussent, en s’élargissant, sans véritable intention mais toujours en veille sur les opportunités. Prenant souvent les contre-allées et les chemins noirs non identifiés sur les cartes. Tout à coup, son attention fut attirée par un surgissement rare : un chien errant venait d’apparaître sur le port, déambulant, l’air un peu agité. Tournant en rond, s’arrêtant puis reprenant une brève course folle. Puis se figeant à nouveau. Le serveur du bar était déjà sorti, un téléphone à la main. D’autres personnes approchaient, toutes concentrées vers le même point : là où se trouvait le chien errant. Avant même qu’Hélios puisse se lever, la fourgonnette vétérinaire était là, surgissant de nulle part. Il ne fallut que quelques minutes pour que les deux employés neutralisent le chien tout à coup silencieux et l’emmènent dans le véhicule loin de là. Ailleurs. Le port se remit en mode tranquille et personne ne s’avisa de parler de ce qui venait de se passer. Trop de mauvais souvenirs. Hélios en resta figé. Un combat qu’il n’avait pu mener. Il repensa à cette histoire. La Covid-19 n’avait été que le début de ce qu’on appelait les zoonoses. En 2021, on estimait que 60 % des maladies humaines existantes étaient en effet désormais zoonotiques, autrement dit issues du monde animal, et 75 % des maladies émergentes l’étaient aussi. En fait, ces épidémies avaient traversé l’histoire de l’humanité mais on les avait regardées de loin. Hélios se rappelait ce qu’il avait découvert dans le livre James C.Scott, Homo domesticus dont le chapitre 3, s’intitulait Zoonoses : la tempête épidémiologique parfaite. Et il avait été publié en 2017. On ne pouvait l’accuser d’opportunisme éditorial ! Et puis, 2021 était arrivé et ses variants multiples. Par ailleurs, si pendant le confinement, la natalité avait baissé, les ventes d’animaux de compagnie, notamment de petits chiens, avait augmenté de façon impressionnante. Les rues étaient bondées de petits animaux souvent très apprêtés. Et puis, le 12 juillet 2021, une dépêche d’une agence de presse internationale avait alerté sur une étude qui mettait en cause les chiens comme accélérateurs de transmission du nouveau virus. Cette dépêche faisait référence à une étude produite par une équipe de recherche américaine. Un lien vers le résumé de l’étude avait été diffusé à la planète entière en quelques factions de seconde. Une étude inquiétante. Les chaînes d’information en continu avaient relayé l’information et des experts avaient commencé à commenter la nouvelle. La panique était en route. On apprendrait cinq heures après que la dépêche était un faux et que l’étude n’avait jamais existé : canular macabre, fake news, volonté de déstabilisation, test de bêtise collective…on n’avait jamais su. Mais le 12 juillet 2021 était devenu sur la planète la nuit des chiens.  Il avait fallu très peu de temps à nombre d’amoureux des petites bêtes qui les trouvaient si mignonnes pour s’en débarrasser de façon cruelle. On n’avait évidemment jamais eu les chiffres. Personne ne se vantait de cela. Mais cela restait comme une plaie, comme une horreur possible, comme un constat déprimant. L’amour est contingent, se disait Hélios. Les héros d’aujourd’hui sont les pestiférés de demain. Il se secoua pour chasser ces pensées sinistres et juste se réjouir de retrouver Frida. Il était un peu en avance et il décida de prendre le sentier du littoral jusqu’à un promontoire qui était son refuge d’où il regardait l’océan, cherchant des repères dans les variantes de gris. Il y avait au loin un vaisseau militaire tout en gris qui rejoignait Brest sans doute. Et puis, à bien y regarder, plus proches, deux balises. Qui flottaient. Dans l’immensité grise et ondoyante, ces deux repères étaient bien rassurants. Stables et mouvants. Étrangement, son ordiphone vibra à ce moment-là. C’était un SMS d’Ander, l’homme qui caracole. Il lui rappelait un message à transmettre à Frida. Embrasse Frida pour moi. Rappelle-lui de retourner au refuge. Il y a un nouveau chemin. Dis-lui de se connecter à la balise 112 Adresse IP 454 654 110. Je lui ai déposé quelque chose qui peut l’intéresser.  C’est une balise juste pour elle. Elle comprendra. Porte-toi bien !

Hélios sourit, reconnaissant là le côté joueur et fabricant d’énigmes d’Ander. L’homme sans visage qui caracole. Marie de Point Nemo lui avait inventé une affiche en février 2021 suite à la création de sa balise de la cabane des scénarios.

L’homme sans visage qui caracole

C’était aussi à partir de là que s’était développée l’expérience des brigades d’interventions poétiques qui était vite devenues la BIP. Une balise y était consacrée et s’y mélangeaient créations en tout genre.

Le temps passait et Hélios revint à son lieu de rendez-vous. Il aperçut au loin Frida qui s’avançait. Elle était facilement reconnaissable à la légère claudication de sa jambe gauche, un souvenir des temps colériques. Dont elle ne parlait jamais. 

Ils se retrouvèrent juste devant le bar et leur étreinte dura, immobile, le temps arrêté, comme s’il fallait suspendre le mouvement, savourer la présence et la disponibilité totale. 

Ils s’installèrent.

Frida : cela fait longtemps….

Hélios : Oui, peut-être, je ne sais plus compter le temps, j’évite le sujet…

Frida : Il nous rattrape toujours…

Hélios : Justement ! Alors, il a bien assez de place dans sa silencieuse progressivité que rien ne dérange. J’ai décidé de ne pas être dérangé par lui.

Frida : Et tu y parviens ?

Hélios : Facile ! Je m’occupe et le temps passe vite ! Il gagne toujours mais je n’ai rien à perdre puisque tout est cadeau, non ?

Frida : Une façon de s’enivrer ? Non ?

Hélios : Oui, ou plutôt de nourrir ma vie.

Le silence se fit. Frida souriait.

Frida : …..Toujours sur mille choses en même temps à ce que je sais ? 

Hélios : Tu sais, cela a toujours été un complexe pour moi. On m’a tellement rabâché qu’il fallait que je me concentre sur une seule chose. Qu’il fallait finir ce que j’avais commencé. Que ce n’était pas normal. Qu’il fallait que j’arrête de picorer dans la brume. Que j’ai un plan et que je m’y tienne…et puis, je sentais que ce n’était pas moi. Moi, je suis une éponge qui va dans tous les sens. Je caracole. Je ne me fixe pas mais je sème. Cela fout le tournis aux autres. Mais je ne peux être autrement. Merci aux surfeurs. Merci à François Jullien. C’est en lisant la différence qu’il fait entre disponibilité et liberté que j’ai eu le déclic. « Cette disponibilité ne se donne plus de pistes à suivre, de buts à satisfaire, de quêtes à combler, d’objet à s’emparer » dit-il. Je sais la phrase par cœur.  Je peux capter d’autant plus que je ne m’attends à rien.  Je suis un homme qui veille. Je ne sais pas planifier. J’improvise en voyant les signaux faibles. Et la colère me sert d’aiguillon. Elle ne m’agresse pas. Je la transforme. Mais je sens ce qu’il faut saisir. Par contre, j’ai besoin d’alliés qui m’aident à mettre en œuvre. Autrement, je me perds dans la logistique. Et je passe à autre chose. 

Frida : Et là, maintenant, tu fais quoi ?

Hélios : Je nourris le rhizome qui élargit ses connexions. En fait, je laisse infuser !

Frida : Tu diffuses ?

Hélios : Non, j’infuse ; je contribue à ce que les choses imprègnent, c’est comme cela que les idées circulent. Elles poussent de tout côté pour devenir des évidences. Je m’inspire de la nature pour voir comment ce qui pousse parvient à pousser et ce qui fleurit peut fleurir…là j’essaie de voir quoi faire de la micorhize comme mouvement de solidarité et d’interdépendance. C’est prometteur.

Frida : En somme, tu jettes des bouteilles à la mer et tu vois ce qui se passe ?

Hélios : Tiens, c’est bien ton idée. On devrait le faire. On est au bord de l’océan. Et on pourrait infuser ailleurs…au hasard ! Cela changerait des réseaux certifiés, immédiats et des connexions sans fil. J’ai besoin de hasards. De rencontres improbable. De défis à la technique.

Frida : OK, on y va !

Hélios : Si tu veux, on peut en jeter plusieurs, 5 par exemple, chacune étant indispensable aux autres et on ne commence rien avant d’avoir le retour sur les 5.

Frida : Oui, c’est risqué, non ?

Hélios : Risqué c’est toi qui dis cela. Allez, je demande au serveur 5 bouteilles en verre et on rédige les messages.

Alors, Message in a bottle ?

Et ils passèrent tout le reste de la matinée à concevoir 5 messages en forme d’énigme…avec code barre intégré, chaque destinataire du message étant chargé de diffuser la question selon les moyens qu’il estimait nécessaires.

Frida : (souriante)…Tu ne crois pas que cela irait plus vite par le net ?

Hélios : Si mais cela serait moins mystérieux. Il y manquerait le sel. Et l’attente. Ce qui me plaît, c’est que rien n’est écrit. Le résultat n’est jamais garanti. Et cela me rassure. Étonnant non, ?

Alors, Message in a bottle ?


Ressources :

Livres

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