« Plus que 59 minutes avant la fin de l’offre. Au delà… »

Dans une société désormais pied au plancher, où l’installation de la dernière mise à jour est une question vitale, Hugo Toudeille et Alice Toumoreau, conseillers en choses de la vie, ont toujours fort à faire face à l’inquiétude ambiante. D’autant qu’échéances et deadline se succèdent en cascade, renvoyant chacun à l’absurde et à ce spectacle insensé : voir Sisyphe accélérer ! Car leur travail n’est pas simple : dans une société du low cost et de la toute puissance, le conseil a une place de choix : l’impossible immédiat à bas prix : clic, borne interactive, télé conseil, speed conseiller, bilan on line, cartomancie, confessionnal…la concurrence est féroce et la poésie difficile à caser.

Entre accélération et bouchons, swing et tango, up et down, fantaisie et mélo, un voyage pas si ordinaire au pays du chamanisme hypermoderne.

Le sujet

Après pas mal de turbulences, Hugo Toudeille et Alice Toumoreau sont tous les deux conseillers en choses de la vie dans une société de conseil on line « Speed Conseil ». Ils donnent (ils vendent pardon !) des conseils variés relatifs à des demandes elles aussi très variées : travail, famille, couples, achats…tout est bon pour conseiller dans ce monde incertain. Ils cherchent, tant bien que mal, à conserver une éthique dans ce métier étrange mais tant les demandes que les conditions d’exercice sont délicates. Tout en faisant des promotions en période de solde. Le bonus.

Le premier temps (Accélération) du spectacle nous dévoile leur quotidien en accéléré : demandes absurdes, énervantes, pathétiques, dramatiques…tout y passe. Leurs conditions de travail et la pression sur les résultats est bien présente. Alice a du mal. Hugo s’y fait. Leur quotidien est ponctué de temps d’échange entre eux, propices à dire leurs doutes et bonheurs, leurs rêves et agacements, leur désir de fuite et d’équilibre, leur aspiration à un ailleurs moins mercantile et plus conforme à leurs souhaits profonds. Le premier temps se termine dans une accélération frénétique et absurde qui achève de convaincre Alice de faire autre chose comme travail.


Temps  1 : Accélération

Introduction : Le vieux professeur parle

C’est arrivé progressivement. Une sorte de transformation lente. Les hésitants ont été les premiers touchés. Forcément. Ils ont l’impression de jouer leur vie chaque fois qu’ils décident. Et si je me trompais, et si je regrettais, et si c’était moins bien…

Le problème est venu le jour où on a eu le choix, des choix, trop de choix, trop de décisions à prendre, et trop compliquées les décisions. L’abondance ! Un drame ! Alors, le slogan est devenu lancinant : Décidez-vous ! Faites vos choix !  Signez ici avant qu’il ne soit trop tard ! N’hésitez plus ! C’est le moment où jamais ! Tu parles ! Et puis, on a non seulement décidé de décider, mais en plus, on est devenu responsable de tout ce qui nous arrive. Décider est devenu engageant, risqué, aléatoire. Réussir sa vie, s’éclater au travail, être une mère modèle. On s’est mis à conjuguer décision et plus que parfait. La vie est devenue stratégie. Libre de choisir ! Assumer ses choix ! Prendre des risques ! Etre en veille ! Tu parles encore ! Un boulot à temps plein. Mais trop, c’est trop pour les petits hommes. Et les femmes aussi. Alors, on a délégué. Avant, il y avait le curé, ou le chaman, ou la grand-mère ou le guérisseur. 

Nous, ici, on a les conseillers en choses de la vie.

Et puis, les conseillers sont devenus coachs, les vendeurs sont devenus conseillers, les banquiers aussi, c’est dire !  Les sorciers sont devenus formateurs en développement personnel, les footballeurs sont devenus consultants…trop de choix, trop complexe…ils ont petit à petit envahi l’espace public et nos vies privées. Ils sont partout dans nos journaux, sur le web. Ils sont nos amis, disent-ils, ils ne cherchent qu’à nous aider, nous faciliter la tâche. Ils sont partout. Ils veulent notre bien. Moi je dirais plutôt qu’ils veulent nos biens. Tout le monde est conseiller de quelqu’un. C’est un métier pour tous. Et d’avenir. Car tout est sujet à conseil. Même tenir sa fourchette ou marcher avec des talons. Alors, conduire sa vie sans mode d’emploi, ce n’est pas facile. De nos jours. Qui sont comptés, nos jours.

Mais je suis sans doute trop vieux maintenant, pas à la page. OK Boomer ! C’est le monde moderne. Rejoignez-moi sur les réseaux, je vous expliquerais comment être heureux, au top, toujours au top…Et avoir plein d’amis, mais virtuels les amis, c’est moins contraignant. Ils t’envoient juste leurs photos de vacances.

A regarder de près, c’est très étonnant ! On y va ?


Scène 1

Hugo est au téléphone avec une personne qui le questionne sur …..

Hugo : Bonjour, Hugo, Speed Conseil à votre écoute

Une voix de dame : Ah, oui, Ah oui, déjà, vous êtes rapide pour décrocher

Hugo : Et, oui, bonjour Madame, on ne porte pas notre nom par hasard, en moyenne, 1 seconde 26 au décroché, jamais deux sonneries, nous sommes les premiers en rapidité

Une voix de dame : Et bien dites, donc, ça surprend presque, un décroché si rapide…j’en suis presque perturbée

Hugo : Oui, Madame, ne vous inquiétez pas, c’est fréquent, on a tellement l’habitude d’attendre que lorsqu’on vous répond vite, on en est bouche bée…peut être voulez-vous un peu de temps pour vous rappeler ce que vous souhaitiez me demander…

Une voix de dame : non, non, pas du tout, quand même je sais bien pour quoi je vous appelle, non c’est pas trop le quoi ou le pourquoi, non, c’est plutôt le comment…

Hugo : Euh, c’est un peu mystérieux comme demande

Une voix de dame : non, non, pas mystérieux, mais un peu…inhabituel…

Hugo : Alors là si je peux vous rassurer, je suis disponible à toute sorte de demandes, alors, l’inhabituel, c’est notre habituel, si je peux oser la formule….

Une voix de dame : ça va peut-être vous paraître stupide comme demande, mais c’est tellement important pour nous, on a tellement peur de se tromper…

Hugo : Non, non, jamais stupide….Oui, bien sûr, c’est horrible de se tromper : surtout que le pire c’est qu’on s’en aperçoit qu’après

Une voix de dame :  Et oui, c’est justement, et après, c’est souvent trop tard…

Hugo : Et, oui, souvent, pour ne pas dire tout le temps…c’est à dire, voyez vous, si vous vous apercevez avant de décider que vous allez vous tromper, en principe vous changez de décision, donc vous ne vous trompez pas, enfin, en principe, quoiqu’on voit toute sorte de chose aujourd’hui…

Une voix de dame : oh, oui, c’est sûr, avant on se posait moins de questions. Et je suis sûre qu’on était plus heureux

Hugo : C’est sûr que les questions ça mine mais je peux peut-être y répondre car le temps passe et vous ne m’avez pas vraiment…euh, formulé une demande

Une voix de dame : c’est délicat, mais je me lance…c’est pour les enfants, on n’est pas d’accord avec mon mari…

Hugo : Oui, c’est assez fréquent, si vous souhaitez, nous avons ici une spécialiste des soucis conjugaux ; garde alternée, pension alimentaires, divorce, elle est incollable…je vous la passe ?

Une voix de dame : Non, non, pas du tout, on n’est pas d’accord sur la marque, mais on s’entend bien autrement

Hugo : La marque…ah d’accord, vous avez un conflit sur la marque …euh, de quoi ? De la voiture ? Du lave-linge…

Une voix de dame : non, ça c’est facile, on répartit les décisions. Mais là ça concerne les enfants…alors, on doit décider à deux ….

Hugo : La marque…des enfants…euh, éclairez-moi un peu, car j’ai du mal à percevoir quelle est la question

Une voix de dame : Non, c’est la marque du chien..les enfants veulent un chien de compagnie..on a commandé un catalogue avec des photos…ils veulent tous les deux un Sterball, vous savez ces horribles bêtes agressives, les deux petits le trouvent beau sur la photo, mais moi, je dis que c’est qu’une photo, et, en vrai, je suis sûr que ça peut être méchant. Mon mari me dit que c’est gentil. Et moi, je suis sûr que c’est méchant. Alors, je viens vous demander conseil. Quelle marque faut-il choisir pour être sûr que le chien ne mordra pas les enfants ? Surtout qu’il n’est même pas garanti.

Hugo : Ah oui, garanti ! Garanti mais contre quoi ! Oui, je perçois mieux la question (se centre sur son ordinateur…) Si je consulte la base de données, sur les 5 dernières années, nous ne trouvons pas d’agression déclarée d’un chien de marque Sterball sur des enfants. Juste une petite morsure dans l’Ariège en 2006 mais visiblement on l’avait vraiment poussé à bout. Si je consulte l’indice d’agressivité de la revue canine ‘Un chien pour chacun », qui fait référence en la matière, le Sterbal se situe à point 25 dans une échelle de 1 à 100, ce qui le met dans les 25% de chiens les moins agressifs

Une voix de dame : 25, c’est beaucoup, non ?

Hugo : 25, c’est plus que 1, bien sûr mais beaucoup moins que 100. Vous m’auriez dit un Rothball, là je vous aurais dit prudence, lui est à 97 ! Mais 25, c’est à peine si il réagit quand on lui écrase une patte

Une voix de dame : Oui, mais vous comprenez, je les connais moi, les enfants, je vois bien ce qu’ils font à leur poupée et puis aux vers de terre, aux mouches….et même à leur grand-mère…alors, je crains des débordements…ils risquent de le pousser à bout

Hugo : Oui, je comprends, je perçois peut-être une issue…

Une voix de dame : Oui, rassurez-moi, je n’en dors plus la nuit

Hugo : Et si vous différiez…je veux dire reporter la décision, je ne vous sens pas vraiment mûre…si je peux me permettre

Une voix de dame : Vous croyez, ils vont être tellement déçus

Hugo : oui, mais vous voyez, si jamais il arrivait malheur, vous vous en voudriez longtemps, et là, vous ne dormiriez plus du tout

Une voix de dame : vous croyez ? Vous m’avez dit que c’était jamais arrivé

Hugo : jamais, jamais ! Je vous dis ce qu’on a enregistré. Vous croyez que tous les chiens qui mordent sont signalés. Non, il y toujours une part d’incertitude…et il me semble que cette part d’incertitude ….vous inquiète

Une voix de dame : Oui, c’est ça, c’est le fait de pas être sûr qui m’inquiète. Et puis, rien n’est garanti, alors, il y a forcément un risque

Hugo : Oui, un risque, c’est sûr ! A votre place, je renoncerais…trop risqué

Une voix de dame : je pense que c’est le mieux. C’est un bon conseil…euh, justement, vous pouvez me l’écrire, comme cela je le montrerais à mon mari…sinon, il ne va pas me croire….

Hugo : Bien sûr madame, j’ai votre mail affiché et je vous transmets les données transmises dans l’heure qui suit. Speed conseil, ce n’est pas pour rien. Bonne journée Madame.

Hugo seul, soliloque

« Zut, j’ai dépassé de 23 secondes le temps moyen d’un conseil. Il va falloir que je me rattrape sur le suivant. Faut dire, c’est pas simple. Ils ont une demande toujours urgente mais pas toujours claire. Là j’ai 33 secondes de tranquillité avant l’appel suivant. Restons Zen, il faut que j’assure un max. En fait, il y a un truc à savoir dans ce métier. Et tu mets pas longtemps à le capter. La plupart du temps (83,4 % d’après mes statistiques personnelles), les gens considèrent que ne rien décider est une bonne décision. Il suffit juste de les amener à croire que c’est eux qui ont décidé. Et puis, il faut faire des variations de verbes : reporter, différer, assurer la décision, mettre en stand by, revenir aux priorités…. que des variations sémantiques autour d’une même stratégie : il est urgent d’attendre. Ce boulot, c’est vraiment n’importe quoi…un bullshit job

Il hésite

« Zut, je suis sur l’autre poste. J’y courre.

 Il quitte la scène.



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