Mai ? Déjà ? Si le mois de mai s’appelle ainsi c’est la faute à Maïa, déesse romaine de la fertilité et du printemps. C’est bien vu. Cela pousse partout. Bon, j’avoue que les brins de muguet, symbole de ce mois, ne m’inspirent guère. Surtout cette année. Un mois de mai où on ne fait guère ce qui nous plaît. Enfin pas encore. Sait-on encore ce qui nous plaît ? Oui, je sais, les terrasses ! Je n’avais pas encore repéré à quel point la terrasse est un symbole.  Mais alors, un symbole de quoi ? Dès 8 heures, je serais en terrasse le 19 mai m’a dit une collègue particulièrement remontée sur l’affaire. D’ailleurs, c’est toutes affaires cessantes qu’elle sera en terrasse à la première heure. De peur que ce soit à nouveau interdit le soir même ? Profiter de la terrasse avant que terrés nous soyons dans nos terriers ?

Revenons au muguet. Je le laisse aux nostalgiques. Entendons-nous bien. Je n’ai rien contre le muguet ! C’est plutôt délicat comme fleur. Non, ce sont les souvenirs qu’il embarque. Les fleurs jalonnent nos vies. Certaines sont invisibles à nos yeux, même sous nos yeux. D’autres sont tellement chargées de mémoire que l’on passe au large. Et puis d’autres sont intrigantes. Parce que rares. Et là, je préfère l’Agave. 

Agave

Peut-être parce qu’elle intègre beaucoup de paradoxes. Pas besoin de beaucoup d’eau ; plutôt piquante si tu t’approches trop près ; un graphisme inouï ; rien qui laisse présager son envolée lyrique et sa mort dramatique. Un roman à elle seule. Oui, car l’Agave a une fin de vie théâtrale. Plante monocarpique, l’unique floraison au cours de sa vie va épuiser la plante entière et la faire mourir. Les rejets présents sur tout le pourtour vont alors s’y mettre et pousser à leur tour. Mortelle et éternelle ! On imagine le suc dans les feuilles que l’on pourra plier. Oui, mais des fleurs hautaines, épanouies, dont on ne sait jamais quand viendra leur paroxysme : tout cela est bien bouleversant. D’ailleurs, j’ai mon circuit. J’en ai trouvé une première, majestueuse que j’observe chaque jour et maintenant j’en ai plusieurs en contemplation. Elles ne sont pas toutes au même stade. Comment les trouves-tu ? m’a demandé une amie. J’ai deux trucs qui me servent. J’ai l’attention diffuse, flottante et ouverte du cueilleur de champignons. Une sorte de disponibilité aux signes inédits qui peuvent se perdre dans un paysage tellement vu que l’on ne le voit plus. Chaque regard est différent. Car les transformations invisibles se voient si on y est attentif. Et puis changer régulièrement de sens et prendre des chemins inédits. C’est l’angle de notre regard qui donne forme au paysage et qui en dessine de nouveaux contours.

D’ailleurs, j’étais là à guetter la transformation de cette Agave, au bord du précipice avec vue sur la mer et chants du vent dans les pins quand un autre son, me parvint. Bob Marley ! Pas banal ici. Et je vis alors un petit monsieur en jogging légèrement courbé, soufflant et suffocant dans le chemin escarpé. C’était lui qui portait une enceinte connectée, qu’il tenait à bout de bras comme un coureur de relais. Et le son, c’était donc lui, porteur de reggae au bout d’une presqu’île. En me voyant, il me salua et s’arrêta net. Mais pas la musique qui pulsait, indifférente au paysage et au trouble qu’elle semait.

Je me permis une remarque :

— Je croyais que j’entendais des voix. Non, c’est bien Bob. 

— A vous aussi, vous en entendez des voix ?

— Euh, c’était juste une image….

— Le son, c’est déjà bien si en plus on veut les images, c’est très dur de courir

— Oui, bien sûr…..mais vous l’arrêtez jamais la musique ?

— Non, jamais, je la baisse seulement la nuit. J’ai plusieurs playlists qui tournent en aléatoire !

— Même la nuit, ce n’est pas pratique pour dormir

— Bien ça dépend. Avant j’entendais des voix de temps en temps. C’est vraiment flippant. Là, je contrôle. Il y des voix tout le temps et c’est moi qui décide lesquelles. C’est plus rassurant.

— Cela ne doit pas être simple de vivre avec la musique en permanence ?

— Oui, affirmatif, je confirme, cela fait le vide autour de soi

— Ou alors, il faut partager les mêmes goûts, dis-je

— J’ai essayé. Il y a une appli qui s’appelle « comptabilité playlist ». Elle te choisit tes partenaires en fonction de tes goûts musicaux. Je suis même tombé sur une fille où on était 100% compatible playlist

— Et alors, cela a fonctionné ?

— Oui, un soir, après, la musique tout le temps ça peut gaver. Et on n’avait rien d’autre à se dire. Ou plutôt elle parlait tout le temps. Cela couvrait la musique. J’aimais pas !

Le silence se fit. Il m’avait dit l’essentiel. Et je ne savais quoi dire. Couvrir le son des voix par d’autres sons, c’est un peu vivre avec des leurres. Cela me laissait sans voix !

Et puis, il me regarda, tout à coup affolé, les yeux brillants.

— Bon, dieu, mais il n’y a plus de musique. L’enceinte doit être déchargée. Mais cela fait au moins 5 minutes et je ne m’en étais pas aperçu.

— Oui, Oui, le silence, c’est souvent impénétrable. Difficile de repérer la présence de l’absence. On remarque plus le bruit.

— Donc je peux vivre en écoutant d’autres sons que ma playlist. Oui, cela m’ouvre des perspectives…

J’en étais confus. Ému. Et je ne pus m’empêcher de dire :

— Vous avez essayé de parler à quelqu’un sans playlist en fond sonore ? ».

— Oui, mais j’ai l’impression que ce que j’ai à dire n’intéresse personne.

— Alors là, détrompez-vous ! Notre échange m’a passionné. Il m’ouvre des horizons. Infinis. Vous devriez essayer de couper le son. Pas toujours mais un peu quand même. Histoire de ne pas couvrir le chant du vent dans les arbres. Pas tout le temps juste un peu. Si vous voulez on se retrouve demain à la même heure. Sans playlist. Cela vous dit ?

J’eus soudain le sentiment de me mêler de ce qui ne me regardait pas, de porter un jugement déplacé. J’allais m’excuser quand il reprit…

— Oui, super. Je vais essayer ce soir une nouvelle appli : la playlist des podcasts. Je vous ferais écouter.

— Euh, on verra. Je préfère vous écouter, vous. Bonne journée.

Et il repartit. Sans musique. Avais-je rêvé ? Oui, un peu sans doute. Pas sûr. L’influence de ces lectures déprimantes et nécessaires sur les Travailleurs du clic qui façonnent nos playlists, le data invisible et ce drôle de chemin qui organise nos vies, l’air de rien.

Vous prendrez bien un frisson d’agave ? Et puis, je repartis sur les chemins escarpés, attentifs aux moindres pousses colorées. Je cherchais ma voie et je glissais sur une pierre mouillée. Et je découvris sous mon nez cette étonnante boussole colorée.

Boussole colorée

Le problème : elle indiquait plusieurs directions. Laquelle choisir ? Me revient alors cette pensée d’Alain. Le secret de l’action, c’est de s’y mettre !

Ce que je fis. En mai, je m’y mets ! 

Et je ne pus m’empêcher de river mes écouteurs à mes deux oreilles. On a les paradoxes qu’on peut ! Histoire de me poser cette question métaphysique : pourquoi moi ? Why me ?

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