Frida n’était pas revenue dans le refuge depuis plusieurs mois. Elle n’avait pas de souvenirs précis de cette dernière fois. Les brumes de l’oubli ? Déjà ? Elle aussi n’y échappait pas. Mais en entrant dans l’immense bâtisse en bois, ce qui lui était revenu, dans un choc, c’était justement l’origine de tout cela. Le confinement. Et si elle l’avait oublié, alors les murs et les posters affichés se chargeaient de lui rappeler. Comme dans un musée, un circuit des trouvailles avait été imaginé par le collectif des premiers. Oui, les premiers. Au début, ils avaient voulu se baptiser pionniers. Mais cela avait fait toute une histoire. Il n’y avait rien à conquérir, juste des choix à faire. Et petit à petit, sans savoir trop comment ni pourquoi, ils étaient devenus les premiers. Peut-être qu’ils étaient plus des éclaireurs, s’était dit Frida à l’époque. Mais quand elle avait proposé le terme, on lui avait vite rétorqué que ce n’était pas la guerre et que le terme était connoté. Alors, inventer un langage ? Non, pas un langage, un jargon bien à eux, des néologismes. Parfois poétique, parfois non. Le mémorial était le souvenir ; le manifeste était le chemin ; le musée s’était appelé refuge. Est-ce que le mot musée aurait convenu d’ailleurs ? Il était plus question de mémoire, l’idée fixe de certains qui ne voulaient pas que l’histoire soit réécrite par de zélés théoriciens. Ce qui s’était passé était encore porté par des personnes vivantes.
Cinq ans déjà. Et l’histoire s’était déjà mille fois réécrite. Frida en savait quelque chose. Elle en avait été une sorte de porte-voix occasionnel ; une observatrice bienveillante et curieuse. Et on lui était vite tombé dessus. Des coups venant d’ailleurs mais d’ici aussi. Des confins. On l’avait accusée violemment. Elle n’était pas légitime de parler des confins sans y vivre. Légitime ? Il y aurait ici aussi une police de la pensée ? Et qui s’octroie le pouvoir de donner et valider la parole ?
Frida soupira. Elle ne voulait pas se laisser submerger par ces parasites. Les confins, ce n’était pas cela, en tout cas pas uniquement cela. Elle entra doucement. Le lieu était calme. Certains visiteurs était négligemment accroupis casque sur les oreilles et regard dans le vague. Ils écoutaient les histoires d’ici. Elle se retrouva face au premier panneau. Elle scanna le QR code et écouta. Les mots lui donnèrent le frisson. C’était la voix d’Hana avec ce très léger accent reconnaissable entre tous. Et sa voix donnait accès à son regard. Alors même qu’aucune photo ou image n’était projetées. Frida se dit, émue, que la mémoire de la voix, donne accès au regard, doux celui d’Hana, résolu aussi. Elle entra. Elle se rappelait ces mots : le temps est suspendu. Notre élan stoppé. Nos intentions entre parenthèses. Nos vies chronométrées, trépidantes, jalonnées d’obligations routinières et de plaisirs planifiés sont bouleversées. Nous sommes bouleversés. Tout ce qui pouvait nous paraître essentiel retrouve sa juste place parmi les oripeaux du superflu. L’essentiel est donc ailleurs.
Ailleurs.
C’était peut-être cette phrase qui avait tout déclenché. Un ailleurs qui ne serait pas un lieu mais des milliers de lieux ; un ailleurs qui ne serait pas qu’un concept, plus qu’une idée : une énergie peut être. Comment en parler sans enfoncer des portes maintes fois ouvertes, en ressassant des formules éculées, insignifiantes…l’idée des confins était partie d’un billet de la newsletter de Philo magazine d’Alexandre Lacroix. Une sorte de mini nouvelle d’anticipation qui avait percuté. Et l’idée avait échappé à son propriétaire pour être tricotée, décortiquée, enrichie, structurée, embellie. Par d’autres.
Les premiers. Des premiers qui ne s’étaient jamais rencontrés vraiment et qui n’échangeaient que par les réseaux. Milles lieux d’une convergence inattendue, inédite, qui s’était répandue…un peu comme une rumeur, une fake news…par la magie des amplificateurs médiatiques, mais aussi de l’ennui et de la sidération du moment. Cela avait donné les territoires des confins. Mille lieux sur la planète ayant une énergie commune et des synergies d’action. Tout y avait été brassé au mixeur de ce moment propice, ce Kaïros : pouvoir d’agir collectif, philosophie du Care, low tech, économie et démocratie circulaire. Les détracteurs les considéraient comme des bobos nostalgiques de 68 version numérique : des nantis qui ont le temps. Mais sur le terrain, c’était loin d’être cela. Ce qui les avaient fédérés, c’est le constat partagé que la colère, même légitime, ne débouche pas toujours sur des actions adéquates tant pour chacun que pour le bien commun. Alors agir de manière concertée, respectueuse, frugale, au service de tous était devenu la litanie. Mais pas besoin de prières et d’évangiles. Il suffit d’agir à bon escient.
Simple. Trop disaient les mauvaises langues que ce dépouillement conceptuel, cette frugalité des paroles, irritaient. Les premiers restaient indifférents. Ils n’avaient aucunement l’intention de convaincre le monde du bien fondé de leurs idées. Et l’inertie et le doute faisaient partie de leur projet. Les raisons sont toujours circonstancielles. Ce qui est bien pour l’instant peut s’avérer désastreux dans un autre contexte. Alors, pourquoi chercher à se battre ?
Frida se rappelait la violence que cela avait déclenché quand le monde avait décidé de fermer la parenthèse Covid-19 pour revenir comme avant en pire. Les leçons tirées ? Oui, sur certains points. Mais difficile de gérer tous ces dogmes paradoxaux. Alors les confins étaient apparus une possibilité pour nombre de nomades écartés de la voie, du droit chemin. Des slashers multitâches, peu ambitieux, juste contents de participer à ce « truc » comme disait parfois Hélios. Une parenthèse ? Un chemin de traverse ? Et leurs paroles et leurs œuvres étaient là, dans ce refuge, et on pouvait fureter selon son envie, au gré des hasards, en fonctions des algorithmes qui proposaient des playlists. C’est que la démarche du refuge était bien particulière.
Dès le départ, en mai 2020, on avait commencé à ouvrir des espaces de paroles et de création qui avaient été conservés, numérisés, organisés. Cela pouvait aller du coup de gueule, au poème, au haïku, à la photo, à l’œuvre picturale .. tout était facile à transmettre, très faiblement régulé. Et depuis 5 ans, le refuge donnait accès aux visiteurs d’ailleurs, lors de parcours aléatoires. Frida aimait beaucoup fureter. Mettre le casque, se planter devant l’écran tactile et aller d’une contribution à une autre, sans ordre préétabli. Les contributions et œuvres (on ne savait pas comment les appeler alors on les avaient nommées sources….à partir de là, les analogies géographiques avaient fait l’essentiel : s’il y avait des sources, il pouvait y avoir des fleuves et puis sans doute des continents. Mais on avait préféré le terme d’archipel en hommage à Christopher Priest. Et le refuge était organisé autour de ces 3 champs. Et on pouvait naviguer ou randonner (sur l’eau sur terre, en fonction de son humeur, du hasard….).
Frida s’installa à un poste libre. La fenêtre donnait sur un début de forêt propice à divaguer.
Il y avait des contributeurs réguliers et Frida les suivait avec attention…une peu comme on suit les artistes de Street art et de graffiti à travers leur signature.
Elle scanna le QR code et laissa venir. Ce fut d’abord les premières mesures d’un concerto pour piano de JS Bach. Puis l’image arriva….énigmatique, fascinante…puis les mots ensuite…on pouvait lire sans musique, lire avec un fond musical à choisir ou encore entendre la voix de l’artiste (ou de l’interprète). Certains ne voulaient pas enregistrer leur voix et préféraient des voix prêtées. Mais les mots avaient de la force, même anciens. La peur de l’oubli, Rudyard Kipling dans un poème écrit en 1895 !
Appelées au large, nos flottes s’estompent
Sur dunes et promontoires, sombre la flamme
Voyez tous nos fastes d’hier
S’éteignent à l’égal de Ninive et de Tyr
Juge des nations, épargne nos vies
Afin que nul n’oublie ! Nul n’oublie !
Dans sa navigation aléatoire, Frida frissonnante, se remémorait ces moments arrachés à l’oubli. Non pas avec l’obsession que rien ne se perde : non, elle ne croyait pas vraiment à la vérité historique. La mémoire a une propension à inventer tout à fait sidérante. Même les vidéos peuvent être relues et perçues dans des sens multiples. Non, c’était moins une question d’histoire rigoureusement racontée que d’une sorte de poétique des évènements, dans ce qu’ils avaient engendrés comme création, comme humanité et sans doute comme flux d’énergie collective. Les sources partaient et revenaient. On pouvait en savourer l’énigmatique fraîcheur. Certaines, (oui, car la plupart des contributrices des sources étaient des femmes), avaient créé une sorte d’œuvre, mélange d’archipel et d’interconnexion, de nature sauvage et d’instants piqués sur le vif. Quelque chose qui embrasse la totalité mais en se fixant sur la fleur fièrement lumineuse et sur le lapin totalement étranger et pourtant si familier à ce monde-là. Alors non, ce n’était pas forcément des œuvres. Plutôt des mondes : Hana et ses écrits mystérieux et touchants.
Et puis Marie, de Point Némo. Drôle de nom. Pourquoi drôle, évident ! Marie le précise elle-même : Le point Nemo (d’après le capitaine Nemo, héros de Vingt Mille Lieues sous les mers de Jules Verne, du latin nemo, personne) est le pôle maritime d’inaccessibilité, c’est-à-dire le point de l’océan le plus éloigné de toute terre émergée. Et cela dit quelque chose de son monde, joyeux mélange de mots enchevêtrés qu’elle capture dans ses croquis mais habités de bestioles fabuleuses, énigmatiques : un peu comme si elle ouvrait une porte sur quelque chose qu’on ne perçoit pas à l’œil nu, parce que notre attention est faiblarde, faignante parfois. Elle a le sens aigu de l’enrichissement poétique du monde ordinaire.
Et puis Marie de Point Nemo et ses bestioles.
Aujourd’hui j’ai vu : 2 lapins, 1 lièvre, 1 chevreuil et 1 renardeau. C’était magique mais inquiétant, avec le confinement, ils se sont habitués à batifoler sans crainte. Tout ça nous éloigne du territoire des confins où d’étranges bestioles surgissent. Difficile à dire si elles sont réelles ou pas, tellement l’apparition est fugace. Le plus étrange, c’est la sensation qu’elles laissent dans cet éclair. On ne sait pas si elles avaient cet air perplexe, curieuse, indifférent, énervé, ou bien si elles sont juste un miroir.
Oui, ces bestioles disent quelque chose de ce monde. Des pépites en somme. Qu’il suffit d’observer quand elles se déploient.
Frida picore, va de forme en bestioles, de croquis en photos, recherchant non pas le sens mais le langage, non pas le message mais la vibration. C’est ce qui lui a toujours plu dans les sources : elles ne sont pas des œuvres mortes livrées en pâture à des touristes bien élevés respectueux des normes de l’œuvre d’art. Les sources sont des échos d’un monde en formation, en transformation, l’air de rien, discrètement…et c’est aussi cela qu’elle retrouve chez Hana : cette réserve mais également cette intensité et cette conviction qui émane de tout ce qu’elle fait….
Et puis il y a Alexia aussi ; et Sisyphe ; Et Hélios….discrets, effacés…mais vibrants pour que rien ne soit effacé…..
Joyaux des confins : Le rappel des oiseaux Jean-Philippe RAMEAU
À suivre…..