Hélios regarde par la fenêtre les nuages qui s’amoncellent dans un ciel gris option noir corbeau. La tempête est annoncée. Son début plutôt. Car elle sera longue. C’est ce qu’on nous prédit. Le pire est à venir donc. Cette nuit, il a été réveillé en sursaut par un grand bruit, sec, comme un coup de marteau. Il a allumé et s’est levé. Il a mis un moment pour trouver quelle était la cause de ce bruit. Un livre, tombé à plat, ni sur le dos, ni sur le ventre, mais ouvert à plat sur les pages 38 à 39. Mal reposé sur l’étagère sans doute : quel livre ? « Le mythe de Sisyphe » d’Albert Camus. Alors, il a profité de cette interruption du songe pour lire ces pages. Un signe du destin. Un message des Dieux. Zeus qui nous signifie des regrets d’avoir puni aussi durement le pauvre Sisyphe. Il fallait en avoir le cœur net. Que nous dit Albert Camus dans ces pages ?  Je disais que ce monde est absurde et j’allais trop vite. Ce monde en lui-même n’est pas raisonnable, c’est tout ce qu’on peut dire. Mais ce qui est absurde, c’est la confrontation de cet irrationnel et ce désir éperdu de clarté dont l’appel résonne au plus profond de l’homme.

Alors, il se laisse aller à imaginer l’interview de Sisyphe au pied de sa montagne par un journaliste d’Usbek et Rica.

Journaliste : Alors, comment ça se passe pour vous ? Qu’est ce qui a changé ?

Sisyphe : Là, tout est bloqué. Impossible de remonter le rocher. Toutes les voies sont coupées et les gardes forestiers veillent. J’ai pas envie de prendre une prune. Je suis coincé comme un con avec rien à foutre !

Journaliste : Et vous avez des instructions sur la conduite à tenir ?

Sisyphe : Rien, nada ! D’habitude, il y a les mecs du contrôle qualité qui viennent vérifier que je fais bien le taf, et puis qui aiment bien me titiller histoire de me foutre la haine. Tu l’as bien cherché ! C’est bien fait pour ta gueule ! T’avais qu’à pas défier les Dieux ! T’as l’éternité pour regretter ! Là, c’est silence radio. Même la hotline ne répond plus. J’ai l’impression que les dieux sont confinés. Ou même que le covid-19 les a attaqués. Ça, c’est le plus inquiétant. Si les virus s’attaquent aux Dieux, plus rien ne tient !

Journaliste : C’est-à-dire ?

Sisyphe : Là, c’est quand même confortable, la routine. On a des repères. Bon, l’éternité, c’est vrai que c’est long. Mais une fois que t’as monté le rocher, t’as toute la descente pour toi. Tu peux te reposer, rêver…et puis toute la logistique est prévue, planifiée. Nickel. Rien à dire. 5 sur 5 sur Godadvisor ! Pas de course à faire, logis garanti. Bien sûr, c’est l’enfer. Mais en même temps, on sait ce qu’on a …alors que là….

Journaliste : Et comment vous voyez le futur ?

Sisyphe : Euh, moi, le futur, c’est un concept un peu décalé. Moi, c’est rocher de haut en bas et de bas en haut pour l’éternité. Alors, l’avenir !

Journaliste : Oui, mais là, il y a une rupture ?

Sisyphe : c’est vrai. Ce que je regrette finalement, c’est la routine. C’est chiant, mais ça a un côté rassurant. Là, je me sens un peu désœuvré. J’aimais bien l’idée d’une mélancolie dramatique. Le drame nous permet d’expliquer quelque chose à ce qui nous arrive. D’y trouver une raison dans la déraison. On aurait mal fait. Ou alors on n’aurait pas eu de chance. Ou alors, le monde est vraiment rempli de connards et d’exploitants sans scrupules. Enfin quelque chose qui explique ce qui nous arrive. Là rien ! Donc, il faut que je sois résilient !

Journaliste : C’est à dire ?

Sisyphe : L’absurdité, c’est mon job. Donc on peut aller crescendo. J’ai l’idée (à tester sur la durée !) heu, de ne rien faire de manière perpétuelle. Une éternité à ne rien faire en somme…

Journaliste : ça, c’est un peu la mort, non ?

Sisyphe : N’oubliez pas que j’ai un châtiment éternel, alors la mort…. Bon allez, j’y retourne

Journaliste : Euh, vous retournez à quoi

Sisyphe : Ben à rien, c’est ça l’astuce, continuer à attendre. Mais avec acharnement et persévérance. J’ai compris le truc. Agir, c’est ne rien faire mais avec insistance. J’ai pigé ! Et puis, cela me donnera l’occasion de vagabonder un peu. Cela m’a manqué durant tous ces siècles !

Hélios peut se recoucher. On peut imaginer Sisyphe résilient ! ça rassure. Du coup, la mort devient préférable à l’éternité, si on le suit. Bon, je sais, l’homme éternel, c’est le job des Trans humanistes qui ne doivent guère apprécier ce que je viens d’écrire. Mais peu de chances qu’ils lisent camus. Ils préfèrent dépenser des milliards de dollars pour sauver leur vie (pas la nôtre).

En furetant sur les réseaux sociaux, Hélios tombe sur l’interview de la philosophe Claire Marin. Face à la catastrophe, on se rassure en la pensant comme une parenthèse plus qu’un avertissement…et plus loin, elle explique : penser les maladies sur le modèle de la guerre, ce qui est courant, c’est se méprendre sur l’essence du vivant. Je ne suis pas sûre que cela aide ni à se la représenter ni à en comprendre le fonctionnement. D’autant plus qu’ici il s’agit non pas d’aller au contact, mais bien plutôt de l’esquiver comme un boxeur agile, qui refuserait de rendre les coups. Pour le moment, nous ne sommes pas en mesure de la détruire, ni par un traitement, ni par un vaccin, mais simplement d’essayer autant que possible de freiner sa propagation affolante. C’est très différent.

Hélios repense à la tempête et à la menace. Les réseaux sociaux, s’ils sont parfois réconfortants par les belles initiatives qu’ils valorisent ou suscitent sont aussi d’efficaces porte-voix pour les fous furieux. Là, il ne se sent plus de relayer, même pour les condamner, leurs positions malveillantes et nauséabondes. Diaboliques ?

Bon hier, je vous prédisais un test sur « Quel pessimiste êtes-vous ? ». Philosophie-magazine en propose aujourd’hui. Quel confiné êtes-vous ? Pour savoir quel est votre profil philosophique du confiné, remplissez ce test !

https://www.philomag.com/lactu/quel-confine-etes-vous-42895 

Moi, je préfère poursuivre mon dialogue avec Sisyphe, attachant finalement comme personnage…

Journaliste : en vous écoutant, je me dis que l’on pourrait faire vos carnets des jours absurdes…à partir de demain par exemple, cela intéresserait les lecteurs…d’autant qu’ils ont du temps pour lire…

Sisyphe : oui, mais c’est absurde ! tenir des carnets des jours désœuvrés, c’est quand même pathétique, il n’y a pas des sujets plus drôles

Journaliste : justement, c’est parce que c’est absurde que c’est intéressant

Sisyphe : oui, mais moi j’y gagne quoi ?

Journaliste : faut que j’en parle à la rédaction. Mais en tout cas en terme de notoriété, c’est puissant

Sisyphe : notoriété ! décidemment, moi qui croyait avoir le monopole de l’absurdité, je vois qu’il y a de la concurrence …vivement la reprise !

Anabella lui souffle alors un texto poétique.

Le poème du jour :

Ces jours qui sont à nous, si nous les déplions
Pour entendre leur chuchotante rêverie
Ah c’est à peine si nous les reconnaissons.
Quelqu’un nous a changé toute la broderie.

Jules Supervielle, extrait du recueil Le Forçat innocent​​​​​​​

Et puis, en regardant les horreurs déversées et ton texte sur la connerie, j’ai retrouvé quelques répliques cultes de Michel Audiard notamment celle-là : Les cons, ça ose tout, c’est même à ça qu’on les reconnait !

Reste confiné. Et porte-toi bien !


Ressources

Livre :  Le mythe de Sisyphe – Albert Camus

Article :

Crédit photo : Hervé Crepet Photographe

 

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