Jour 15 : Après ?

Hélios se redit que nous sommes confinés. Parfois, il a des moments de doute : il se dit que c’est étrange, que c’est peut-être un rêve, une autre réalité. Qu’il a basculé dans une autre dimension. Mais non, on y est. Expérience rare, notamment quand plusieurs milliards de personnes se trouvent dans la même situation. Et il se dit que nous avons beaucoup, tous, lui le premier, débattu sur le confinement. Un sujet se fait jour depuis quelques heures : le déconfinement ! Comment va t-on faire, pour sortir de nos cages, plus ou moins dorées ? Mais aussi, comment cela va se passer après ? Après ! Il regarde la photo d’Hervé et se demande où ses pas vont le mener. Quelle direction prendre ?

Quelle direction prendre ?

Chacun y va de sa lecture anticipatrice : entre le pire est à venir ! Et tout va changer. En mieux. En pire. On peut faire une revue de points…de vue. Le philosophe Bruno Latour imagine les gestes-barrières contre le retour de la production d’avant crise. Si tout est arrêté, tout peut être remis en cause, infléchi, sélectionné, trié, interrompu pour de bon ou au contraire accéléré. L’inventaire annuel, c’est maintenant qu’il faut le faire. A la demande de bon sens : « Relançons le plus rapidement possible la production », il faut répondre par un cri : « Surtout pas ! ». La dernière des choses à faire serait de reprendre à l’identique tout ce que nous faisions avant.

Que faire ? Sisyphe au pied de son rocher se sent un peu désœuvré. Vide. Être damné, cela est à la fois injuste, insupportable et, d’une certaine façon rassurant. Oui, le mot est étrange. Mais cela met de l’ordre dans le chaos, les choses ont des explications. Si ce qui ne tue pas ne rend pas plus fort (voir l’échange d’hier avec Friedrich), alors qu’est ce qui va se passer maintenant. Cela a un côté étonnant, pour un condamné éternel, de se préoccuper de l’après. Ce qui peut vouloir dire qu’après serait différent. Il y aurait une rupture possible dans les destins déjà écrits. Les personnes condamnées à être déclassées, reléguées, méprisées auraient l’espoir que cela ne recommence pas, que cela ne se reproduise pas pour leurs enfants, leurs petits- enfants…pour l’éternité. Peut-être que quelque chose pouvait sortir de tout cela qui ne soit pas forcément de la force mais peut être de l’espérance. L’idée que les choses n’étaient pas totalement écrites.

Alors Hélios imagine ce dialogue avec un futurologue renommé, longuement enfermé dans les geôles de la Silicon Valley par les transhumanistes qui voulaient lui faire prédire le futur. Il a profité du confinement pour se barrer et s’est réfugié dans une grotte au fond de l’Ardèche où il donne ses consultations de voyance 3.0 par Skype.

Sisyphe : bonjour Osiris, on m’a dit beaucoup de bien de vous ! Il paraît que vos prévisions sont très fiables ! C’est rare en ce moment ! Alors, comment vous voyez l’avenir

Osiris (son nom de scène) : L’avenir ? Imprévisible ! Étonnant, non ?

Sisyphe : Non ! C’est tout ?

Osiris : Prévoir est impossible. Trop de facteurs non maîtrisables. Point.

Sisyphe : C’est pas bon pour votre job, ça, si les futurologues déclinent, restent plus que les voyants !

Osiris : C’est un peu le même job. Les paillettes et les boules de cristal en moins !

Sisyphe : Alors, on fait quoi, on attend ?

Osiris : Oui, c’est le plus sûr. Attendre, cela nous garantit un avenir. Sauf, si on est morts, bien sûr. Quoiqu’on ne sache pas grand-chose sur l’avenir des morts. La science en discute et les religions aussi !

Sisyphe : Frustrant pour un futurologue, non !

Osiris : Vous savez, l’avenir, c’est un sujet complexe. Saint -Exupéry, je crois, aurait dit « Pour ce qui est de l’avenir, il ne s’agit pas de le prévoir mais de le rendre possible ». Cela résume assez bien la question.

Sisyphe : Et alors ?

Osiris : Quel avenir veut-on ? Si on veut juste continuer comme avant, reprendre le film où on l’a laissé quand l’appui sur pause s’est produit, l’avenir est assez prévisible : épidémies, crises économiques, populisme, gouvernements autoritaires, réfugiés climatiques…enfin pas besoin de futurologue. La science a bien documenté ce futur prévisible

Sisyphe : Il y a d’autres options ?

Osiris : il y a toujours plusieurs options. Sauf que je ne crois pas que nous soyons accordés sur le film souhaitable. C’est surtout ça la question. Ce n’est pas l’avenir. C’est ce qu’on attend du présent de la vie. Et ça, ce n’est pas un sujet pour futurologue

Sisyphe : Alors pour qui ?

Osiris : Pour tout le monde si on pense qu’on a un pouvoir d’action…

Sisyphe : On en a un ?

Osiris : Toujours, même dérisoire, mais tous. C’est bien ça la question, tous. Quand on a fréquenté la Silicon Valley et les transhumanistes, on voit bien qu’on n’a pas la même conception d’une vie bonne….

Sisyphe : Affirmatif !

Hélios, poursuit sa rêverie. Heureusement, quand on cherche on trouve d’autres nouvelles étonnantes : aucun des habitants de Ferrera Erbognone, en Lombardie, n’a développé de symptôme du Covid-19. Une anomalie statistique qui pourrait aider les chercheurs à avancer sur la piste d’un traitement contre le coronavirus. Les limiers italiens mènent l’enquête. Hélios imagine déjà la ruée vers ce lieu magique : visite guidée, airbnb, restaurants spécialisés, pèlerinage, chemin du calvaire, messes adaptées…

Pour le philosophe Roger Pol-Droit, le confinement est une expérience d’humilité. Et il précise : Il me semble que nous sommes plutôt dans un « au jour le jour » où nous voyons que nous ne savons pas. Ou que nous ne savons plus. Nous avons du coup à réfléchir et à mettre entre parenthèses nos anciennes certitudes. C’est Nietzsche qui a cette phrase très belle : « Ce n’est pas le doute qui rend fou, c’est la certitude. » Nous avions probablement beaucoup de folie à travers beaucoup trop de certitudes qui se révèlent fragiles. Et cette fragilité fait peur. Elle nous déstabilise. Mais elle est aussi une occasion de réflexion, de nouveau départ vers on ne sait pas encore exactement quoi.

Vers où ? C’est bien la question. Ou alors…L’écrivain Nicolas Mathieu dans son blog Instagram est plus radical et caustique. Les drames sont définitivement solubles dans le Lifestyle. L’exhibition des desserts et la course au bonheur se poursuivent peinard. On fera du yoga jusqu’en enfer.

Peut-être aussi que le confinement nous incite à ne regarder que ce qui va dans le sens de ce qu’on croit. Le quotidien, c’est aussi des illustrations d’actes solidaires, d’inventivité incroyable, de sourires partagés, de croyance dans l’avenir et peut être, osons le mot, d’une volonté de fraternité. Les désaccords, l’injure, la colère, aussi légitimes soient-ils n’alimentent pas toujours ce qui pourrait enrichir notre communauté de destin, pour tous. Hélios laisse tomber son écran et se dit : Et toi tu fais quoi demain ? Tu commences par quoi tout de suite ?

Il a vu une annonce pour aider un AMAP pour la récolte et la vente de légumes. Il va sortir de sa cage.

Anabella lui envoie son texto du soir.

Il n’y a pas d’Espoir sans Crainte ni de Crainte sans Espoir. Spinoza.

N’oublie pas que nous sommes fragiles !

Porte-toi bien.