Au jour 16, qu’est-ce qui a changé ? Anabella, fenêtre grande ouverte, fait une sorte d’inventaire non exhaustif. Ce qui la frappe, c’est que tout est lié. Et là, tout est délié ! Comme si on découvrait tout à coup notre dépendance, ou plutôt notre interdépendance. L’effet papillon, les chutes de dominos, les interconnexions…tout cela est sous nos yeux incrédules. Tout pourrait s’effondrer ? Alors, elle pressent bien que les fractures sociales, les injustices, tout cela est révélé au quotidien, visible mais aussi accentué. Philo Magazine en fait une analyse en donnant la parole aux personnes concernées. Pas d’apéro FaceTime ou d’abonnement Netflix pour eux ! Il y a un vrai risque de décompensation physique et psychique », explique Frédérique Kaba. Dans un soupir, la responsable associative conclut que « la prise en compte des personnes à la rue dans les mesures de confinement a été à la hauteur de la représentation de la pauvreté en France. Ce n’était vraiment pas une priorité ». 

Un ami lui a envoyé hier le lien vers le texte de la Fédération Addiction notamment le communiqué du Président. On mesure à la lecture de ces différentes notes, recommandations, alertes…à quel point personne ne mesure vraiment tous les effets de ce qui se passe. A la fois la nécessité de respecter les seuls leviers sur lesquels on peut agir et en même temps découvrir à quel point ce combat pour la vie se fait dans des environnements qui ne sont pas propices pour tous : centres d’hébergement, personnes sans logements, personnes en situation d’addiction

Derrière l’austérité de la préparation des plans de continuité d’activité ou de l’adaptation aux mesures de réquisition, il s’agit, comme toujours, de notre combat pour l’accompagnement et pour la vie.

Oui, un combat pour la vie où un certain nombre de professionnels sont au front et d’autres confinés. Anabella voit sur les réseaux sociaux se mettre progressivement en place ce qui ressemble à une lutte des classes version Covid-19. Il y a ceux qui en se confrontant au virus de par leur travail risquent leur vie, permettant aux autres plus ou moins à l’aise dans leur confinement, de méditer, commenter, se cultiver…en somme, les nobles du château qui regardent les soldats au feu perdre leur vie. Tout cela s’explique et se comprend. Mais est-ce aussi simple ? Hélios lui a envoyé une interview de la sociologue Dominique Meda qui nous explique que la crise doit nous amener à réévaluer l’utilité sociale des métiers.  Pour elle, le message est clair : les métiers utiles sont ceux qui nous permettent tous de continuer à vivre. Et elle précise : Soudainement, les titulaires des métiers les mieux payés nous apparaissent bien inutiles et leur rémunération exorbitante. L’un des premiers enseignements de la crise sanitaire, en somme, c’est qu’il est urgent de réétudier la « hiérarchie » sociale des métiers, en accord avec nos valeurs et relativement à leur utilité réelle. Anabella est songeuse. Elle comprend bien sûr ce constat et cette évidence. Mais la notion d’utilité sociale ouvre des portes dangereuses : qui décide ? Au regard de quels critères ? Pour tout le temps ? Pas bon pour les comédiens et les jongleurs ; pas terrible pour les sociologues ; quant aux poètes…Mais Anabella se connaît : elle est un peu rétive à toute normalisation et déteste les hiérarchies. Et puis sa mère lui a expliqué que dans l’Université où elle travaille, son poste n’était pas considéré comme prioritaire. Elle est donc confinée mais sans télé travail. Et elle a pris cela très mal. Une conscience brutale d’une déconsidération de son travail. Rude !

Mais il y a autre chose qui la préoccupe. On entend sans arrêt que c’est nous qui transmettons le Covid 19. La manière dont cela est formulé la perturbe. Je pourrais faire du mal à mon prochain sans le vouloir, sans le savoir, avec les meilleures intentions du monde. Cette distanciation sociale comme seule réponse de lutte contre le virus est dure à vivre. C’est mon prochain comme menace. C’est bien dans l’air du temps de voir le corps de l’autre comme menaçant » souligne David Le Breton. Par ailleurs, cette distanciation physique accentue notre dépendance vis-à-vis d’autres modalités de communication. Il poursuit : La période nous renvoie aussi à une individualisation du lien social, où l’autre devient davantage une sorte d’accessoire de nos vies personnelles. Je pense que la communication a transformé autrui en accessoire, que ce soit dans l’univers professionnel ou amical, dans la mesure où la communication avec l’autre éloigné paraît plus intéressante que celle avec celui ou celle qui vous fait face. 

Alors, lire et relire les stoïciens ? Anabella est agacée par cet arrière-plan d’acceptation qui la hérisse. Ce qui est n’est pas définitif peut changer, non ? En même temps elle est fascinée par les lettres à Lucilius et découvre dans une interview du philosophe Michaël Fœssel une référence inattendue. Ce serait une philosophie pour temps de confinement ? 

… c’est une philosophie pour temps de crise, qui a été conçue après l’effondrement de la cité grecque. C’est une doctrine pour un individu confronté à un monde qui s’effondre ; les stoïciens prônent une voie de sagesse individuelle et une relativisation de la question de la mort. L’un des thèmes majeurs de la philosophie stoïcienne, c’est l’exil…La morale ou la consolation stoïcienne consistent à rappeler que nous ne pouvons rien à l’événement qui s’abat sur nous, mais que nous sommes en mesure d’agir sur les représentations que nous avons de cet événement. En temps normal, une telle doctrine est suspecte de nous habituer à l’inacceptable. Mais dans les mauvais jours de l’existence, et tant qu’il n’y a rien de concret à faire, elle a son utilité.

Alors, elle imagine un dialogue avec Sénèque :

Anabella : Alors, Comment voyez-vous cette période. Qu’auriez-vous conseillé à Lucilius ?

Sénèque : Cette période nous oblige à faire l’expérience de la promiscuité avec soi. Peut-on se supporter soi-même. Alors, certains en ont assez de faire et de voir les mêmes choses, les gagne non la haine de la vie mais son ennui…

Anabella : C’est normal, difficile de passer d’un mouvement et d’une agitation permanente à cette lenteur répétitive. Les voyages nous manquent…

Sénèque : De quoi parles-tu Anabella ? Pourquoi t’étonner que tes voyages ne te profitent en rien quand c’est toi que tu promènes à la ronde ? Et talonne la même cause qui t’a chassé ?

Anabella : Alors voyager ne sert à rien

Sénèque : Ce n’est pas cela. Si tu t’en vas ici et là pour juste secouer le poids assis sur toi, que l’agitation elle-même rend plus incommode !

Anabella : Voyager léger en somme

Sénèque : c’est la question des poids inutiles que tu transportes et que tu ne fais que déposer ailleurs. Le poids prend l’air et mais il est toujours aussi pesant. Et il ne facilite pas le mouvement.

Anabella : De quoi nous alléger ?

Sénèque : De nos questions sans réponse. Si nombre de questions ont traversé les âges, c’est qu’elles n’ont pas de réponses. Les énigmes ont du bon. C’est même ce mystère qui peut nous émerveiller. Contente-toi de conduire ta vie dans ces incertitudes sur lesquelles tu n’as aucun pouvoir. Sais-tu, jeune fille, que j’ai été à la fois homme d’affaire, conseiller des princes et littérateur.  Je ne me suis pas contenté de philosopher et de brasser du vent. J’en suis arrivé à une conclusion assez simple : deux choses nous empêchent de vivre : chercher à comprendre et vouloir être honoré.

Anabella : Mais ce n’est pas cela un philosophe, aider à comprendre

Sénèque : Crois-tu qu’il y a quelque chose à comprendre. Nous dissertons sur le destin, la fatalité, la chance, notre pouvoir de diriger notre vie mais au fond le destin n’est que l’enchaînement et l’enchevêtrement des causes. Pourquoi chercher à tirer une cohérence ?

Anabella : Oui, pourquoi se dit Anabella ?

Hélios lui envoie son texto du soir. 

Flanque dehors l’opinion et tu es sauvé ! Qu’est ce qui t’en empêche ? Marc-Aurèle

N’oublie pas que nous sommes liés !

Porte-toi bien.


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Crédit photo : Hervé Crepet Photographe

 

 

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