Rester chez soi. Bien sûr. Hélios a immédiatement capté que nous n’avions pas d’autres moyens d’agir. Simple. Et puis, petit à petit, une question lui est venue. Évidente. Nous aurions donc tous un « chez soi » ? Non. Alors, il a réfléchi, cherché, signé la pétition pour que l’on n’oublie pas toutes celles et ceux qui n’ont pas de chez eux, qui n’ont pas les moyens ou la force de se protéger, pour qui le mot « laissez-passer » n’a pas les mêmes connotations.
Mais est-ce que les mots suffisent ? Alors, dans ce temps qui s’ouvre, qui ressemble à ce que peu d’entre nous ont connus, lui vient l’image et la parole de ses grands-parents parlant du temps des restrictions, de la frugalité contrainte, de l’incertitude sur l’impact des bombardements : ils ont connu la guerre, pas lui…). Plus tôt, ils étaient partis eux aussi de leur pays, l’Espagne, entre les guerres, dont il avait juste entendu parler. Alors, il profitait de ce temps suspendu pour reconstituer ces passages, d’un pays à l’autre, du connu attachant et douloureux à l’inconnu espéré et inquiétant. Étrangement, synchronicité banale, il lisait le beau livre de Jeanne Benameur, « Ceux qui partent ». Qui cherchent à échapper aussi. Quelle place leur fait-on ? Ceux qui partent. Ses grands-parents avaient aussi fui la misère, la faim, le froid…ils en parlaient avec pudeur, peut-être aussi de peur que cela réactive le pire ? Cette sensibilité face à l’inhumanité, ses amis s’en moquaient souvent. On ne peut pas accueillir toutes les misères du monde, lui rétorquait-on quotidiennement. Naïf, idéaliste, rêveur, il avait pris l’habitude de ces qualificatifs. Cela ne le laissait pas indifférent. Sa grand-mère lui avait raconté : les immeubles vétustes, la solidarité, la partition par origine (italiens, espagnols, arméniens…) tous venus d’ailleurs et partageant cet espace consenti dont ils avaient fait leur chez eux. Ceux qui sont partis ne sont souvent nulle part complètement chez eux.
Alors, rester chez soi, c’est une formule à multiples sens, qui questionne notre capacité d’accueillir, de soutenir, de reconnaître en l’autre notre commune humanité.
Alors, si les mots ont peu de poids, il y a la voix. Pas question de chercher sa voie. Ce n’est pas le moment ! Non, là, tout de suite, c’est d’autre chose dont il s’agit. La voix c’est celle qui vibre, nous touche, nous emporte dans sa puissance d’évocation. Il retourne ouvrir le livre « ceux qui partent ». Il cherche à retrouver la scène où Donato lit l’Enéïde à des compagnons de migration qui attendent le passage vers l’Amérique désirée. Qui ne comprennent pas ce qu’il dit.
» La voix de l’homme veille pour nous. C’est ce que disent les mots qu’il lit et que pourtant nous ne comprenons pas…et nos âmes défaites doucement se blottissent dans les silences que les mots laissent entre eux. Alors, nous pouvons habiter, un peu. Il suffit pour cela d’une voix et du souffle qui vient jusqu’à nous. «
Alors, dans ce temps de repli, peut-être que les histoires, minuscules, singulières, ont des choses à nous dire. C’est de conter dont je parle, pas de compter. De conteur, pas de compteurs figés en tableaux Excel dynamiques. Transformés en courbes, en tendances. Dynamiques les tableaux. Car tout se compte. Aujourd’hui, les morts. Le compteur tourne, dans le sens de la croissance. Nous pouvons rester les yeux rivés sur ce compteur, attendant que cela accélère et priant pour que cela ralentisse. Nous touchons là notre impuissance…nous n’avons pas la main, le pouvoir, le contrôle.
Alors, à quoi servent les histoires dans ce désastre annoncé et chiffré quotidiennement ? Que peut nous apporter ce conteur qui, de sa voix puissante, dit les mots que toute sa communauté comprend. Or, les voix nous restent. Il nous importe alors de savoir sur qui compter, peut-être aussi pour qui on compte. Aider ceux qui n’ont ni lieu d’attache et de repli, qui ne sont bienvenus nulle part.
Hélios se dit que sa rage et sa tristesse sont décalées. Que les urgences sont ailleurs. Mais il sent aussi que ne rien dire de cela, ne rien partager de ce malaise est pire. Alors, il écrit à Anabella, l’amie qui sait écouter, quelques mots venus du fond de lui qui s’impriment sur le papier, qui se nichent dans un rythme de Slam syncopé et mélancolique, pour que ça pulse, que ça claque, que ça touche. Il sait qu’anabella répondra demain. Et il commence son slam et propose à Anabella d’écrire la suite. Il peut compter sur elle. Car elle compte pour lui. Et les mots viennent. Puis le rythme.
V’la la chanson de ceux qui s’cachent
Qu’on filtre, qu’on stocke
Ou bien qu’on cache
V’la la complainte des tous petits
Sans voix, sans bruit
Qui aiment leurs enfants, aussi
La rage te prend
Quand tu comprends
Qu’il n’y a pas de place
Et plus d’espace
Au fond des cœurs
Sur la grand place
Même pour ses sœurs
Que ferais tu toi
A sa place ?
Il imagine les moqueries de certains. Cette fois, elles l’indiffèrent. Il a confiance.
» La confiance est une trace d’humanité. Son résultat n’est jamais garanti. » – Michela Marzano.
Il retourne alors à la voix. L’immense et profonde. Celle de Léonard Cohen.
Pétition :
https://www.carenews.com/fr/news/petition-pour-rester-chez-soi-il-faut-un-toi