Anabella se souvient de la première fois où elle a vu cette photo d’Hervé : le  ballon lumineux au bord du précipice. La photo du commencement. Solide, au bord du précipice. Toute en rondeur. Au bord du précipice, est-ce qu’on y est ? Le biologiste Dennis Carroll affirme dans une interview à Nautilus. Notre démographie galopante, nos incursions dans des écosystèmes jusque-là préservés et nos habitudes de consommation composent un cocktail parfait pour l’apparition de zoonoses et l’émergence de nouvelles pandémies, alerte ce chercheur en biologie médicale dans un entretien accordé à Nautilus. Et il rajoute. L’épidémie actuelle était prévisible. Et d’autres sont à prévoir. 

Donc, on va dorénavant vivre avec cette pensée en fond d’écran : cela recommencera. Peut-être que cela changera notre rapport au monde ? A la vie ?

Malgré l’instance d’Hélios, Anabella renonce assez vite au Woman Show. Pourquoi imiter les garçons sous prétexte qu’ils ont une bonne idée. Non, elle a une autre idée. D’abord, ce sera Frida. Avec une pensée pour Frida Khalo, la géniale ancêtre instagrameuse, reine de l’autoportrait, selfies d’une époque, dont on peut visiter une exposition virtuelle. Mais la mise en scène lui est venue à la lecture du texte introductif à la newsletter de Philo Magazine. Un texte très touchant d’Alexandre Lacroix. De l’anticipation ? Alors que la frénésie économique a repris et que le monde poursuit sa course effrénée vers sa perte, certains prirent un autre chemin : ils développèrent leur propre art de vivre, qu’ils protégèrent jalousement. Du reste, ils souhaitèrent qu’on ne les appelle plus les “confinés”, terme péjoratif ; c’est pourquoi nous nous désignons nous-mêmes comme les “citoyens des confins”.

Voilà, Frida est une psychologue qui s’est reconvertie dans la sociologie des citoyens des confins. Elle donne une interview à Usbek et Rica le 5 avril 2021. Soit un an après aujourd’hui. Si vous nous avez suivi, vous avez compris, le temps n’existe pas vraiment  :  alors passé, présent, futur… Donc, on s’en accommode.

Journaliste : Finalement, Frida, un an après, personne n’avait prévu la pandémie. Aucun voyant ne l’avait annoncée

Frida : Cela dépend ce qu’on appelle prévoir. Les collapsologues en avaient annoncé la venue sans précision. Quant aux voyants, ils ont été dépassés par leur propre incrédulité. Les seuls à l’avoir véritablement écrit, ce sont les scénaristes de dystopies multiples : Westworld, La servante écarlate, Black mirror, Station Eleven…tout y était…on se demande si ce ne sont pas eux qui ont créé cette réalité…en somme l’anticipation, obsédée par la crédibilité des scénarios avaient été beaucoup plus loin sur cette scénarisation et les impacts multiples. Courrier international a publié un article sur le sujet début avril 2020, il y a un an donc : pandémie : et si les séries dystopiques avaient vu juste?
Journaliste : Et l’après, personne non plus n’imaginait cela ? Vous êtes une des premières à vous être intéressée à ce que le confinement construisait d’autre.
Frida : Oui, très vite le débat s’est focalisé sur : est-ce que l’on va reprendre comme avant ou pas ? Et si non, qu’est ce qui va changer ?
Journaliste : Et alors ?
Frida : Tout dépend sur quoi on porte le regard. Certains diront que tout a repris comme avant : la croissance est repartie ; les pauvres n’ont jamais été aussi pauvres ; les conflits ont repris dans le monde comme si on avait appuyé sur la touche lecture après une pause ; la colère sociale augmente…enfin tout comme avant…ou presque
Journaliste : presque ?
Frida : Oui, ce que cela a produit et que j’avais un peu imaginé, ce sont des cloisonnements nouveaux inédits, que les séries futuristes avaient déjà  anticipés. Mais dont nous avions déjà conscience. Ainsi une étude publiée le 4 avril 2020 affirmait que 47% des personnes envisageaient de changer de mode de vie après la crise..
Journaliste : Vous pouvez préciser ces cloisonnements ?
Frida : Tout d’abord, un certain nombre de personnes ont découvert dans le confinement une autre façon d’être au monde. Ce qui était le phantasme de bobos urbains est devenu, par la contrainte et l’expérience de cette contrainte, une autre façon d’envisager le futur.
Journaliste : Quelque chose de plus existentiel ?
Frida : Sans doute. Et puis il y a eu des symboles difficiles à vivre. La répartition entre travail utile et travail inutile notamment. Cela a agacé certains qui avaient l’impression d’une nouvelle hiérarchie, un nouveau classement. Ceux qui avaient déjà l’habitude du travail solitaire se sont plus mis en retrait et sont devenus les citoyens des confins. Un an après, le mouvement est mondial et il a une vitalité de propositions, de créativité et de lien social phénoménal alors que ses membres ne se rencontrent quasiment jamais et vivent dans des oasis de plus en plus fermées. Le développement de la fibre a été un facilitateur.
Journaliste : Et après ?
Frida : Oui, bien sûr il y a les citoyens du siècle, ils font tourner le monde et pensent que le monde tourne autour d’eux. Et puis il y les nomades : migrants, déplacés, gens du voyages, abandonnés du climat… ceux-là bougent pour trouver une place mais rien n’est prévu. Alors, ils s’insurgent et essaient de s’organiser. Mais c’est compliqué pour eux car ils ont du mal à s’accorder…
Journaliste : Caricatural, cette répartition, non ?
Frida : Bien sûr, ces espaces sociaux sont évidemment perméables.
Journaliste : et alors, l’avenir ?
Frida : Comment le savoir ? Toujours la même réponse. Pouvons-nous nous organiser autour du bien commun : que chaque personne puisse vivre décemment partout : se nourrir, être logée, être soignée. La planète est assez riche pour cela. Sauf que certains ne se considèrent jamais assez riches. Là encore, c’est dans les conflits que les choses se réorganisent mais pas toujours comme on le pensait….

Anabella s’arrête là. Frida est fatiguée. Elle aussi. Elle vient de lire Dennis Carroll qui affirme dans la même interview à Nautilus….des ONG ont passé en revue toutes les épidémies déclarées depuis 1940. Elles en ont conclu avec une relative certitude que les cas de transmission inter espèces sont deux à trois fois plus importants qu’il y a quarante ans. Et la hausse se poursuit. Elle s’explique par le fort accroissement de la population humaine et par notre expansion vers les zones abritant de la faune et de la flore sauvages

Le philosophe Emanuele Coccia la déprime un peu plus : le virus est une force anarchique de transformation ! Je pense non seulement au narcissisme qui fait de l’homme le maître de la nature, mais aussi celui qui nous conduit à attribuer à l’homme une puissance destructrice inouïe et exclusive sur les équilibres naturels. Nous continuons à nous considérer comme spéciaux, différents, exceptionnels, y compris dans la contemplation des dégâts que nous infligeons aux autres vivants. Et pourtant, cette puissance de destruction, exactement comme la force de génération, est distribuée équitablement à tout vivant. L’homme n’est pas l’être par excellence qui altère la nature. N’importe quelle bactérie, n’importe quel virus, n’importe quel insecte peut produire de très vastes effets sur le monde. 

Et puis le texto d’Hélios à qui elle a envoyé l’interview de Frida.

Cool : demain, je te propose un échange entre Sisyphe et Frida. Et puis ce beau texte de Rainer Maria Rilke.
Que tu sois entouré par le chant d’une lampe ou la voix de la tempête, par le souffle du soir ou le gémissement de la mer, toujours veille derrière toi une vaste mélodie, tissée de mille voix, où ton solo, de temps à autre seulement, trouve sa place. Savoir quand tu dois intervenir dans le chœur, c’est le secret de ta solitude, de même que c’est l’art de la relation véritable…

Ecoute Eric Clapton et Layla.
N’oublie pas que nous sommes liés !


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Crédit photo : Hervé Crepet Photographe

 

 

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