Anabella est restée éveillée cette nuit. Pas vraiment préoccupée, juste attentive. Aux moindres palpitations de la nuit. Elle a regardé le reportage sur Frida Khalo, puis l’exposition des photos de la photographe suisse Claudia Andujar sur la vie des Indiens Yanomami qui vivent au cœur de la forêt amazonienne.

Anabella est obsédée par cette histoire de citoyens des confins. Car les confins, c’est aussi les parties d’un territoire situées à son extrême limite et à la frontière d’un autre. Le mot introduit la notion de limites mais aussi celle de flou, d’évanescent, de mouvant. Comme si on était aux confins de quelque chose sans savoir quoi ? Alors, ce quelque chose, certains pourraient l’inventer ? Et il prendrait lui aussi des formes inédites. Il ne serait pas la simple reproduction des mêmes schémas de pensée, des mêmes catégories rigides. Le présent incertain nous obligerait à défricher d’autres pistes. Alors, elle imagine la suite de l’interview de Frida par le journaliste d’Usbek et Rica un an après.

Journaliste : De votre point de vue, qu’est ce qui a été le déclencheur ? Un tel mouvement en seulement un an…

Frida : Comme à chaque fois, il y a des éclaireurs, des pionniers. On ne sait d’ailleurs qu’après qu’ils sont des pionniers. Et puis les réseaux sociaux, s’ils véhiculent les pires horreurs et démonstrations de haine et de stupidité sont aussi des véhicules d’idées nouvelles qui peuvent éclore très vite.
Journaliste : Concrètement ?
Frida : Très vite, un certain nombre d’acteurs (associatifs, particuliers, collectifs, politiques) ont sollicité des appels à contribution. Il y en avait tellement qu’on ne voyait pas trop ce que cela pouvait produire. Et puis une contribution a eu un succès incroyable en quelques jours : une vidéo en ligne qui était d’abord un texte très bref qui s’appelait : manifeste pour les citoyens des confins. Il était appuyé par une très jolie vidéo de forêts et de cabanes et accompagné par la musique de Hang Massive. A la première vision, j’ai pensé à une publicité pour la construction de maisons en bois financée par Ikea ! Cela n’avait rien de révolutionnaire. Mais quelque chose a touché : le message : les confins, ce n’est pas la fin, mais le début d’une autre histoire à écrire dont vous pouvez être l’un des héros.
Journaliste : C’était pas un peu cucu, tarte, déjà vu….
Frida : Bien sûr que si, c’était tout ce qu’on voulait….sauf que la personne qui a mis ça en ligne (Alex) l’a immédiatement traduit dans de très nombreuses langues et a sollicité des contributions et rédigé un blog quotidien : une sorte de synthèse directe live des idées proposées. Ce qui apparaissait à première vue un chaos indescriptible d’idées incompatibles est devenu en quelques jours le manifeste des citoyens des confins. J’étais incrédule à regarder ce truc enfler !
Journaliste : C’était quoi l’idée ?
Frida : Comme je vous l’ai dit hier, c’était plutôt une sorte d’alternative entre « tout change » et « rien ne change ». Et l’idée que l’on a personne à convaincre mais que l’on peut vivre de manière pacifique si on ne cherche pas à persuader les autres que l’on a raison : on retrouvait des idées des colibris mais plus largement de très nombreux mouvements citoyens et écologistes. Mais sans l’objectif de changer le monde. Juste l’objectif de vivre comme on le souhaite en utilisant au mieux les ressources de la planète, en vivant de manière plus frugale. Mais sans renoncer à tous les progrès. Une sorte de compromis avec un principe : respecter le fait que l’on peut être solidaire à distance ; que l’on peut vivre sans la foule ; que l’on peut être aux confins sans être misanthrope. Que la solidarité, ce n’est pas forcément beaucoup de gens au même endroit.
Journaliste : Du coup, c’est parti dans tous les sens ?
Frida : Oui, bien sûr, à postériori c’est toujours facile de reconstruire. Ce qui était fascinant, c’était que le confinement était propice à des alliances improbables entre des makers indiens, des insoumis français, des écolos chiliens ou des sociaux libéraux norvégiens Au tour d’une même idée. La distance n’empêche pas la solidarité. Construisons ce qui peut l’être et nous verrons ce que ça donne.
Journaliste : Vous voulez dire qu’il n’y avait pas d’objectif
Frida : Absolument, c’est même ce qui a fait la force de cette démarche d’intelligence collective. Comme aucun dogme n’était posé, les principes se sont construit chemin faisant mais surtout se sont appuyés sur les réalisations concrètes. Quand un start up écolo utilise l’impression 3D pour construire des habitats dans de lieux reculés ; quand des inventeurs technos permettent l’accès au haut débit dans des coins perdus, alors des choses sont possibles qui n’étaient pas pensables.
Journaliste : Donc, pas d’idéologie envahissante.
Frida : Je dirais plutôt que c’est le respect de soi et des autres qui a été le déclencheur. La lassitude des colères inutiles, des combats clivants…la volonté de passer par l’action pour construire quelque chose de respectueux de l’environnement et de chaque être vivant. On peut sans doute penser que l’on est proche de la philosophie de Care mais cela n’apparaît jamais dans les textes. Sollicitude, care, souci des autres : Cynthia Fleury en parle très bien en 2008 dans ses travaux sur l’éthique du Care. C’est plutôt moi qui amène cela  à postériori. Cela n’a jamais été nommé en tant que tel. Mais qu’importe !
Journaliste : et alors, l’avenir ?
Frida : Rien n’est écrit. Ce mouvement produit des manières de vivre, des outils qu’il met à disposition gratuitement à l’ensemble de la planète…être aux confins c’est se retirer pour mieux contribuer au collectif. C’est un paradoxe difficile à comprendre. C’est le contraire d’une position d’Ermite. L’hyper connectivité le permet. Avec bien sûr d’autres inconvénients….
Journaliste : C’est-à-dire ?
Frida : Une des références d’un des pionniers (Alex), c’est le sociologue Hartmut Rosa et sa théorie de l’accélération. Une des phrases qu’il cite souvent est la suivante : Je perçois une disjonction : le monde du numérique et des connexions Internet continue de tourner très vite, va même s’intensifiant, tandis que dehors, dans les rues, dans les campagnes, le monde réel s’est vidé. Ce contraste est extrêmement impressionnant. Pour Alex, être citoyen des confins c’est concilier ces deux mondes.

La fenêtre est un cadre.

Anabella s’arrête, ouvre la fenêtre et regarde le monde. La fenêtre est un cadre. En fonction de sa place, le monde change et l’impression n’est pas la même. Il n’y a pas de monde sans cadre. Hervé le photographe nous prévient. La photo, c’est d’abord le cadre. Recadrée, ce n’est plus la même. Elle perd sa force, elle ne parle plus la même langue. Rien n’est plus à sa place. Nous y voilà. On cherche à recadrer mais on n’a jamais pris soin du cadre. Et on ne sait plus ce qui a une place. La place. Le cadre. On y est.

Elle regarde longuement la photo histoire de s’en imprégner et de laisser son imagination dériver : reflets ou réalité ? Au loin ? L’horizon ? Puisque ses pieds ne peuvent pas aller plus loin….alors, on peut voguer, laisser son vague à l’âme ?

Le SMS d’Hélios est discret : le smartphone vibre à peine, comme si le message l’avait juste effleuré…un nuage de bienveillance….

“Que ‘les choses continuent comme avant’, voilà la catastrophe.”
Walter Benjamin, Paris capitale du XIXe siècle. Le Livre des passages

Alors Erik Satie et ses Gnossiennes, face à l’inconnu…


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Crédit photo : Hervé Crepet Photographe

 

 

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