Helios songe à Maître Sisyphe en regardant, dès l’aube, les nouvelles du jour : elles sont rarement drôles. Bien sûr, certains animaux apparaissent de manière inattendue ici ou ailleurs, plutôt ailleurs. Autres effets inattendus du covid-19, on redécouvre certains paysages. Mais les nouvelles s’égrènent : chômage de masse aux USA ; crise économique qui risque de disloquer la société. Et puis, histoire de nous faire flipper un peu plus, pour le pendant et l’après, la sombre perspective d’un contrôle social accru et d’une atteinte aux libertés ? Si les citoyens ne s’intéressent pas à leur vie privée, rien ne pourrait arrêter le gouvernement ? Et nous serions bientôt tous des auxiliaires de police.

Certains sont plus préoccupés de venir en aide aux plus fragiles. L’aide aux personnes sans abri à l’heure du confinement n’est pas qu’une idée généreuse : ce sont des actes quotidiens. …comment faire quand on n’a pas de toit ? Alors que pas mal d’établissements ferment ou réduisent fortement leur activité, le rôle des structures qui aident les personnes sans-abri s’avère crucial pour éviter que ne s’ajoute un désastre humain au drame sanitaire.

Ces oscillations entre pessimisme légitime et enthousiasme discret sont fatigantes. Mais compte tenu de ce qui se passe dehors, des drames qui s’enchaînent, on ose à peine formuler ce malaise personnel et ses variations d’humeur : on n’est pas les plus à plaindre. La culpabilité de ne pouvoir rien faire. Ou rien qui ne soit perçu comme utile ? L’utilité encore….lassé de ces réflexions qui tournent dans le tambour de la machine à laver…il imagine Sisyphe, Maître Sisyphe qui agrémente son one man show d’un truc déjà bien rodé : le courrier des lecteurs. En effet, Maître Sisyphe, pendant sa phase de relâche s’est reconverti en conseiller en absurdités. Et il répond en direct au courrier des lecteurs. Comme François Rollin le fait avec talent et humour.

Maître Sisyphe :

Oui, c’est encore moi. Oui, je sais ça devient lassant. Ne vous inquiétez pas, je resterais bref. Vous savez que depuis que j’exerce ce métier de conseiller (conseiller en absurdité, c’est pas banal !), je reçois un courrier fou. Enfin pas des lettres écrites à la main et séchées au buvard, non, ça c’était avant…non des messages par courrier électronique. C’est plus rapide. Évidemment, pour un graphologue, c’est moins éclairant. Il faut chercher l’intimité du style non pas dans les pleins et déliés mais dans ce qui se cache derrière les mots. Autant dire que les styles se normalisent. Mais je m’égare. Parmi mon courrier dit électronique, j’ai reçu récemment ce message. Il me semble nous concerner. Tous. Vous comme moi. Je vous lis ce message de Paul.

Cher Maître. Je vous écris aujourd’hui car j’ai besoin d’un conseil avisé. Et je sais que c’est votre spécialité. Là, en l’occurrence, je pense que vous ne pourrez pas me dire grand-chose à part « Ne vous découragez pas » ou encore « Tenez bon ». Mais s’il vous plaît épargnez moi ces formules à boucher les trous. Je déteste les surplus d’empathie ou de sollicitude. Je viens de perdre mon emploi. Banal, je sais, nous sommes chaque année quelques centaines de milliers et ça fait déjà un groupe social certes hétérogène mais néanmoins bien concret. Alors là, J’hésite, je me demande…j’interroge autour de moi…personne ne me rassure vraiment…une boîte sûre qu’ils disaient tous….invulnérable, rien ne pouvait arriver..les autres les petites, oui…mais pas celle là…on ne le laisserait pas tomber…et puis le jour est venu…terrible…mais je suis pas là pour me plaindre. Alors il faut rebondir, là, j’en suis plutôt à amortir la chute…le temps passe mais il ne me sert pas vraiment…le temps est mon ennemi….si je ne trouve pas de travail dans les 6 mois, ils l’ont tous dit, cela sera de plus en plus dur…je lutte contre le temps..et je suis sans armes…..alors on me conseille de prendre ce qui se présente, de renoncer à mes exigences (moi je ne trouve pas que ce sont des exigences, d’ailleurs)…tout ce qui s’offre à moi ne me paraît guère enthousiasmant. Mais on me dit que l’enthousiasme au travail, c’est obsolète.

Alors, ils me disent tous : un boulot, c’est un boulot. Ce qui compte c’est d’en avoir un. Moi, je rajouterais bien en avoir un et le garder si possible. Mais j’ai compris que le si possible est du domaine de l’hypothétique. Et avec le Covid-19, vous avez compris que l’avenir pour les gars comme moi, c’est le mur ! Non ? Je vous le dis, Maître Sisyphe, tout ce qui s’offre à moi est difficile d’accès, peu gratifiant et faiblement durable. Suis-je tombé dans la paranoïa (alors là, dites-le moi fermement afin que je prenne les mesures sanitaires qui s’imposent) ou les choses ont évolué incidemment, sans que nous y prenions réellement garde, pour nous transformer, bientôt tous, en travailleurs intermittents. Intermittents et potentiellement obsolètes : n’est-il pas. Je vous le dis. Parlez-moi franchement. Et portez-vous bien !

Merci de vos conseils avisés. »

Voilà la réponse que je me suis autorisé.

Cher Paul, un conseiller en absurdités n’en a pas moins une responsabilité sociale d’importance. Il ne peut pas dire n’importe quoi sinon on risque de croire qu’il dit la vérité. Or, vous l’avez compris, rien de ce que je dis n’est vraiment vrai, ni vraiment faux d’ailleurs. Donc, je répondrais avec toute la franchise possible dans la limite de mon rôle. Je vous le confirme. Nous sommes tous potentiellement obsolètes mais cela n’est guère nouveau. Dans l’antiquité déjà…mais laissons cela. Si on considère l’obsolescence comme un phénomène qui s’amplifie dans notre monde, observons là avec grande attention. C’est toute la question du jetable. Nous faisons une confusion entre obsolète qui n’est finalement qu’un jugement subjectif, un point de vue et hors d’usage, qui renvoie donc à une dimension objective. En somme, notre potentielle obsolescence n’est qu’un hit-parade virtuel, saisonnier, intermittent où on nous attribue une plus ou moins grande valeur. Le Nasdaq des travailleurs en somme. Mais la valeur du travailleur, c’est tout à fait autre chose. Elle ne se mesure pas dans le regard attribué par les agences de notations mais bien dans la capacité de chacun à faire au mieux, à agir avec discernement. En somme, le seul conseil avisé que l’on peut donner à un citoyen contraint au nomadisme intermittent, donc à l’impuissance, c’est de considérer le jugement sur lui comme conjoncturel et indépendant de sa valeur intrinsèque et réelle. En somme ne pas confondre les effets de mode et de tendance aux valeurs fondamentales. Avec un zeste de détachement et une pincée d’humour. Face à la défiance généralisée qui amène chacun à devoir faire ses preuves tout le temps, je vous propose de rejoindre des pairs qui sont comme vous : dans le doute.  Vous n’avez pas idée de ce que la solidarité peut amener à faire. Nous avons créé une communauté qui s’investit dans un lieu improbable qui s’appelle le territoire des confins. Tout ce qui est produit est destiné à être mis au service du plus grand nombre et à être durable. C’est un monde où tous les gens peuvent apporter quelque chose d’eux-mêmes. Dérisoire bien sûr pour les agences de notation qui ne jurent que par le business modèle. Mais formidable pour les personnes qui s’y investissent. Je vous invite à regarder de près leur communauté. Ils vous ressemblent. Ils agissent pour que l’obsolescence disparaisse de notre vocabulaire. Et vous pouvez les aider comme ils peuvent vous soutenir. Tout le monde a des ressources.

Je vous joins une photo de notre cher Hervé. Regardez les façades et imaginez tout ce qu’il peut y avoir de caché, de secret, de mystérieux qui ne demande qu’à vivre. Il suffit d’ouvrir les fenêtres.

© Hervé Crepet

Imaginez tout ce qu’il peut y avoir de caché, de secret, de mystérieux qui ne demande qu’à vivre…

Absurde me direz-vous ?

Mais bien sûr, c’est absurde. Évidemment. A chacun son job.

Hélios est songeur. En ce week-end de Paques, quelques journalistes tentent de faire de l’humour. Notamment, à propos des français qui chercheraient à tout prix à rejoindre leurs résidences secondaires. Facile, c’est une synthèse d’articles de journalistes étrangers ! Il se termine ainsi : Mais “heureusement, les mesures du confinement autorisent encore l’achat et la consommation de chocolat”, rassure de son côté The Local“.”Et si, conclut le média, “la légende veut que toutes les cloches des églises de France, s’envolent vers Rome pour être bénies par le pape, on ne sait pas si celles-ci auront besoin d’une attestation pour leur voyage cette année”.

Anabella lui envoie un bref message :

Quand je n’en peux plus de ne pas sortir, il n’y a plus que l’Electroswing

Mama talking Parov Stelar


Ressources

Articles : 

Vidéo :  François Rollin « Le Professeur Rollin se rebiffe » à Tergnier

Crédit photo : Hervé Crepet Photographe

 

 

Pin It on Pinterest