Ce matin, Anabella songe à Frida Khalo tout en regardant un de ses autoportraits dans un petit livre qu’elle garde précieusement. A la lecture de sa biographie, elle est à chaque fois impressionnée par la place et le poids de la douleur physique dans son quotidien et aussi dans son art : douleur, création, amour, militantisme…une vie. Le lien est vite fait avec Frida, l’autre, personnage qu’elle a créé, mais qui commence à vivre en elle. Elle commence à lui donner un visage, une chevelure, une allure. Et puis cette nuit, elle a pour la première fois entendu sa voix. Jusqu’à présent, elle n’avait que ses mots. Elle l’a entendue rire, lors d’une émission de la chaîne Public Sénat interviewée par Adèle Van Reeth. Elle peut l’imaginer dans le dialogue suivant.

Adèle interviewe Frida le 11 avril 2021 au moment de la sortie de son livre Les territoires des confins 

Adèle : Comment vous est venue l’idée d’écrire ce livre ?

Frida : Je ne suis pas sûr qu’elle me soit venue. Je dirais qu’elle s’est imposée par ce que j’écrivais sur le sujet dans des carnets depuis le premier jour du confinement. Petit a petit mon attention s’est portée sur ce mouvement inédit, d’abord par curiosité, avec un soupçon d’incrédulité puis progressivement par un intérêt plus soutenu. J’ai surtout beaucoup compilé et lu ce qui se disait. Mais plus généralement les projets très concrets qui émergeaient…

Adèle : Il y a un moment où vous avez senti que cela changeait de dimensions. Que cela devenait sérieux, si je peux oser ce terme ?

Frida : Difficile après coup. La question du sérieux n’était pas présente. Il se passait quelque chose. Mais clairement, une publication a beaucoup fait beaucoup réagir et a potentialisé les effets. En même temps, elle a agrégé des publics qui avaient des raisons de se parler mais pas forcément de construire quelque chose de plus grand que leur base initiale : makers des FabLab, militants altermondialiste ou de l’Education populaire, écolos des colibris ou d’ailleurs, promoteurs du revenu universel, philosophes du care et du convivialiste, un grand patch work improbable. Mais également de nombreux citoyens ayant envie de contribuer sans vouloir adhérer à un mouvement. Étrangement, l’affirmation de rupture a été moins fédératrice que la multiplicité et la vitalité des projets initiés. Comme s’il y avait une urgence à agir et plus à débattre. L’article a été publié dans Usbek et Rica. Il s’appelait : Pourquoi le Covid-19 va aussi propager le mouvement maker ? Avant d’être sociétal, voire philosophique, l’argument est aussi économique. On peut y lire : Face à la crise sanitaire, nos dirigeants, même les plus libéraux, brandissent des solutions économiques qui dans « le monde d’avant » auraient été écartées d’un revers de main ou bien n’avaient pas tenu leurs promesses : open source, impressions 3D, revenu universel, relocalisation de la production… Passage en revue des solutions maker à qui la situation offre une seconde chance. 

Adèle : Économique ? C’est-à-dire ?

Frida : Pendant le confinement, tous les jours des dogmes tombaient : équilibre budgétaire, rationalisation des investissements publics, niveau d’endettement. Face à la crise économique prévisible, un certain nombre de voix s’élevaient non pas pour un plan de relance mais pour un changement de conception du vivre ensemble. Ce qui est un signe, c’est que les participants à la convention citoyenne pour le climat se mobilisent dès le 8 avril 2020. Donc, le mouvement dit des confins était une réponse possible, qui 15 jours avant serait passé inaperçu. Ce qui était impensable devenait une probabilité. Même en terme cognitif, c’était un bouleversement. Toutes les croyances qui s’affaissent d’un seul coup. Cela crée à la fois un vide et un immédiat besoin de fixer des balises, des perspectives, des boussoles. D’agir mais pas seuls !

Adèle : Donc votre livre, vous insistez beaucoup sur un mouvement qui n’est pas une révolution liée à la colère. La colère n’y apparait pas comme le moteur

Frida : Dès le début, cela m’est apparu dans les réseaux sociaux qui relayaient ces idées. Une volonté affirmée de ne pas envenimer la situation par la recherche de coupables (même si cela peut apparaître nécessaire et légitime) mais plutôt à poser comme principe la recherche de solution collectives bienveillantes autour de formes particulières de co construction : C’est cela qui a été fascinant. Comment un mouvement important peut se créer qui ne se contente pas de dénoncer mais qui est plutôt investi dans la proximité, le quotidien ? Qui permet d’advenir sans forcer. Une sorte de mouvement sans à-coups.

Adèle : A vous lire, on a le sentiment que cela s’est fait quasiment tout seul sans interventions spécifiques. On a du mal à y croire. Pas de communauty manager qui faisaient de la retape ?

Frida : Sûrement, bien sûr, ne soyons pas naïfs. Il y a eu plusieurs éléments qui ont facilité cela. Les contributions collectives. Elles sont parties d’un appel à contributions qui au départ avait plutôt l’idée d’un ouvrage collectif. C’est Alex qui a lancé cela sur son blog. Il propose le 15 avril 2020 à tous les lecteurs de son blog une contribution pour enrichir les carnets du territoire des confins. Il pense plutôt à une œuvre artistique : poèmes, textes, photos…et c’est cela qui se passe mais pas que….le manifeste des territoires des confins est produit en 8 jours à partir de contributions qui viennent d’abord de toute l’Europe (des traducteurs ont bossé jours et nuits pour mettre en ligne les versions multilingues). Et après, il suffit de laisser les choses advenir, comme dirait le philosophe François Jullien. Il n’y a rien à forcer puisque tout vient par le mouvement collectif. 

Adèle : C’est-à-dire ?

Frida : Peut-être, on peut oser une autre interprétation plus philosophique. Que la construction d’une œuvre commune ne soit pas liée à une assimilation au semblable (assimiler ce qui est commun) mais plutôt à la possibilité d’écarts féconds. François Jullien le dit ainsi : « Ce n’est donc pas à partir du semblable, comme on voudrait le croire, mais bien en faisant travailler des écarts, et donc en activant de l’entre, qu’on peut déployer une altérité qui fasse advenir du commun. Un commun effectif est à ce prix.   Qu’on s’en souvienne aujourd’hui où le danger d’assimilation, par temps de mondialisation, partout menace. 

C’est peut-être cela le territoire des confins : un espace créé par des écarts acceptables et féconds où les choses peuvent advenir sans qu’on les force. C’est dur à penser pour des libéraux nourris au business-plan et à la stratégie en modes projets !

Anabella regarde la photo d’Hervé. Une photo « inouïe » dans le sens où elle ouvre des possibles. Saisir ce qui advient, c’est rendre à ce qui est ordinaire, quotidien, vu et revu, ce qu’il détient de fugace, de caché, d’interprétations multiples. 

rendre à ce qui est ordinaire, quotidien, vu et revu, ce qu’il détient de fugace, de caché, d’interprétations multiples

Rendre à ce qui est ordinaire, quotidien, vu et revu, ce qu’il détient de fugace, de caché, d’interprétations multiples

Nous sommes lassés des beaux paysages et des photos parfaites qui nous laissent amorphes, celle là active d’autres sens : il y a le mur, mais l’escalier qui est caché et on peut le monter ou le descendre. On y est : la métaphore est au sens propre inouïe.

Finir sur une note légère ? Difficile quand on lit ce qu’on lit sur la surveillance possible de chacun. C’est étonnant, se dit Anabella, les réactions suscitées par le partage des données. On donne des informations aux réseaux sociaux depuis fort longtemps. Et là, tout à coup, on s’aperçoit que le contrôle social est déjà bien avancé. Qu’on peut nous repérer, nos goûts et nos pratiques depuis des lustres. C’est pas faux, non ? Un peu d’humour sur ce coup n’est pas de trop. Plus que de longs discours, le Gorafi fait mouche.

Puis Hélios lui envoie le texto suivant : « Nous qui aimons les histoires, j’ai retrouvé un livre incroyable. Le livre des histoires. Le plus connu. Écoute Les mille et une nuits, histoire de se rappeler les que les choses les plus futiles peuvent nous sauver la vie. Rappelle-toi de Ron Rash. Il pense que les livres peuvent sauver les hommes, y faire émerger la part des anges en nous.

No woman no cry, voilà ce que cela peut donner quand un musicien des rues s’y colle. Ça va te plaire !


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Crédit photo : Hervé Crepet Photographe

 

 

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