Des soignants agressés se déplacent sous escorte. Hélios regarde, incrédule, les nouvelles du jour. La part d’ange en nous ne doit pas être également répartie, se dit-il ? Anecdotique ? Statistiquement infime diraient les sondeurs ? Ou alors, la pandémie réveille en nous des peurs qui amènent à voir l’autre comme potentiellement dangereux. Ce ne sont pas que des agressions. Des délations aussi. Notre voisin ne respecte pas le confinement, alors on va le dénoncer aux autorités. En Chine, le contrôle social atteint un niveau de sophistication tel que les bons citoyens sont classés et recommandés par leurs voisins ou collègues. Ficher et noter les citoyens en fonction de leur comportement ? Cela a beaucoup fait jaser en France. Impossible chez nous ? Les pires heures du contrôle social sont-elles à venir ?

Hélios se dit que rien n’est sûr. Il s’est déjà bien fâché avec sa famille qui collait l’étiquette de voisin vigilant sur leur porte. Le début de la suspicion disait-il. Là, ce n’est plus de la vigilance, c’est une insupportable surveillance moralisatrice. Et classante ? Glaçante ? Et aujourd’hui, le Covid-19 amène un déploiement de contrôle qui inquiète. Les ressortissants étrangers sont surveillés. Notamment à Pékin où beaucoup ont constaté samedi que leur « code de santé » était brusquement passé du vert (aucun problème) à l’orange (obligation d’être en quarantaine chez soi). Ce code QR sur smartphone, généré par une application mobile officielle de la mairie, est attribué en fonction des déplacements dans des zones à risque et d’éventuels contacts avec des personnes contaminées. Montrer un code vert est devenu nécessaire pour pouvoir entrer dans des bâtiments ou des centres commerciaux.

Hélios ajoute quelques strophes supplémentaires à son slam…il commence à être un peu long..c’est que ça dure !

Chers Confinés
Du monde entier
Prenez le temps
Gardez le temps
Soufflez le vent
Pensez à nous
Mais vous pouvez
Rêver demain
Car les cœurs battent
Et leurs fleurs poussent
Encore pour tous

Chers confinés
Nous sommes en cage
En rage, En nage,
En sueur, En pleurs,
Que des barreaux
Plus de troupeaux
Mais vous pouvez
Créer demain
Car les cœurs battent
Et leurs fleurs poussent
Encore pour tous

Hélios imagine Sisyphe. Il vient d’apprendre une mauvaise nouvelle. Le confinement est prolongé et son one man show est annulé. Alors il imagine sa sortie de scène.

Maître Sisyphe :

Oui, c’est encore moi. Oui, je sais ça devient pénible. Là, c’est la dernière. La dernière fois. Enfin façon de parler parce qu’il n’y a pas vraiment eu de première. Non, le spectacle est annulé. Confinement oblige. Je suis très déçu. Oui, je sais Sisyphe déçu, c’est paradoxal. Il ne va quand même pas se plaindre, me direz-vous. On l’a déjà libéré de son châtiment perpétuel. Il est gonflé de la ramener. On est tous confinés et on ne fait pas la fine bouche pour monter un spectacle à priori absurde ! Oui, je comprends ! Mais de toute façon, je n’ai pas eu le crédit pour louer la salle. Faut-dire qu’à la lecture du scénario, le banquier a un peu un mouvement de recul. Et puis il me demandait mon CV. Qu’est-ce que vous voulez que je lui raconte : monter un rocher. C’est une tâche un peu répétitive où les compétences mobilisées sont difficiles à dénicher ! Quant à trouver des compétences transférables à un one man show, difficile ! J’ai quand même trouvé un savoir être : ne se résigne pas, persévérant ! Et puis un savoir-faire utile : résistance physique. Et puis une attitude : capacité à gérer un travail très dégradé. Mais là, cela ne l’a pas vraiment convaincu. Surtout que ce n’était qu’un spectacle éphémère, itinérant, hasardeux. Alors, un banquier vous comprenez, ce n’est pas son langage. Ses risques sont calculés ! Tout se calcule. Car en somme, comme un artiste qui veut monter un spectacle sur les effets de la spéculation boursière et qui fait une demande de financement à la Société Bancaire qu’a des sous (histoire de ne nommer personne). Vous imaginez le truc : un spectacle : on pourrait l’appeler « Les aventures de Spéculos au pays de la fortune »…vous voyez l’affiche…avec le concours financier de….la Société qu’a des sous ». T’imagine le conseiller culturel de la banque qui vient regarder le scénario et qui fait un peu changer le texte, ici, là….on est ouverts, non mais là c’est trop, pas assez…vous pourriez pas…et oui, culture, solidarité même combat. Vous vous avez l’art, la création…nous on a l’audimat, la fréquentation, le bénéfice…Donc, un spectacle de Maître Sisyphe, c’est inutile et non rentable : point !

C’est qu’on se confronte au binaire, au rationnel, au comptable, au prévisible. Tout ce qu’on peut intégrer dans un tableau Excel. Vous savez cela. Il n’y a que ce qui se compte qui compte. Cela rythme nos vies, les informations nous en rabattent les oreilles, les magazines en sont gavés, les lecteurs aussi, les hommes politiques en raffolent. Quant au Covid-19, c’est une mise en scène quotidienne de tableaux chiffres et statistiques. De l’obsession de tout compter ou comparer. Oui, j’aime bien les chiffres. Mais quand même ! On nous en inflige tous les jours. Chacun les interprète un peu comme il veut. Mais, dans une conférence, vous n’échapperez pas à la statistique qui tue, au chiffre qui estomaque et afflige, aux scores qui indignent. Donc, j’ai mon chiffre : savez-vous qu’un responsable financier Belge a montré que seulement 2, 7 % des milliers de milliards de dollars échangés chaque jour sur les marchés correspondent à des biens et services réels. Le reste n’est que spéculation. Et puis, après les chiffres, les classements. Cela nous vient de loin, on n’y a pas échappé durant toute notre scolarité. On pensait avoir fait le plus gros et qu’on nous lâcherait enfin avec ça. Et bien non. On continue à classer : les hôtels, les actions, les banques, les états, les élèves, les travailleurs, les morts. Les vendeurs par exemple. Tel groupe affiche tous les samedis à 19 h 00 le hit-parade des vendeurs de la semaine. On a quand même intérêt à tenir ton rang. Alors, mon spectacle ! Le banquier n’y croit pas car cela ne rapportera rien. Il me l’a d’ailleurs dit. On ne finance que ce qui est utile dans cette période.

Hélios s’arrête. Embarqué dans la verve de Maître Sisyphe il vient de faire une connexion avec un souvenir. Ce magnifique manifeste de Nuccio Ordine. L’utilité de l’inutile.

Et il repense à cette formule d’Ovide. Si tu réfléchis bien à ce que je puis faire, rien n’est plus utile que ces exercices dénués de toute utilité. Il s’agit de voir au-delà de l’immédiatement calculable, mesurable, profitable. Dans Cent ans de solitude, le livre inoubliable de Gabriel Garcia Marquez, on repense aux remarques d’Ursula vis-à-vis de la drôle d’occupation de son fils : Avec son impitoyable sens pratique, elle ne pouvait comprendre le commerce du colonel, lequel échangeait ses petits poissons  contre des pièces d’or, puis transformait les pièce d’or en petits poissons et ainsi de suite, si bien qu’il devait travailler davantage chaque fois qu’il vendait plus, afin de satisfaire ce cercle vicieux particulièrement exaspérant. En vérité, ce n’était pas le commerce qui l’intéressait, mais le travail. Sisyphe pourrait comprendre.

Anabella est à l’heure via texto.

N’oublie pas. Tous les matins du monde sont sans retour. Le grand Jordi Savall et sa viole de gambe. Les regrets. Pour que nous n’en n’ayons aucun. A nous d’entrevoir ce qui peut se construire.

Regarde la photo d’Hervé.

Entrevoir les chemins.

Entrevoir les chemins.

Le mur et cette possibilité qui s’ouvre, s’esquisse, se dessine. Entrevoir les chemins. Les ombres, les leurs. Le bleu du ciel. Les chemins de traverse qu’il nous faut défricher. C’est aujourd’hui. A nous d’entrevoir et d’élargir. A nous tous. Pour que demain soit ouvert et fleuri. Et rieur aussi.


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Crédit photo : Hervé Crepet Photographe

 

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