Depuis quelques jours, Anabella a le sentiment d’être dans un épisode de Leftovers, la série prophétique qui l’a toujours fascinée. C’est d’ailleurs à propos de cette série qu’elle a eu ses premiers échanges avec hélios. Elle, timide, peu loquace, devient intarissable quand elle l’évoque. Elle n’est pas la seule. Pacôme Thiellement revient dans Philosophe Magazine sur cette série prophétique. La série montre des personnages qui doivent reconfigurer de façon absolue leur vision du monde. Et c’est d’une violence folle. Elle décrit une réalité devenue fragile : ce qui constitue notre expérience du monde est devenu obsolète. Les personnages ne peuvent plus se référer à leur expérience pour continuer à vivre, mais doivent bricoler avec ce qui leur reste – les « leftovers », ce sont les mauvais restes, ceux qui traînent au bord de l’assiette.
Elle envoie le lien à Hélios. Et puis elle l’appelle un peu plus tard. Reconfigurer, bricoler avec les restes. Cela lui parle. Cela la touche au cœur.
Anabella : Bonjour, c’est Anabella, ça va ?
Hélios : Comme un confiné qui sait avec certitude qu’il est confiné. Un confiné réflexif en somme…j’ai connu plus cool. D’habitude, je m’entends bien avec moi-même, mais là j’ai du mal à me supporter… et toi ?
Anabella : Bof, pas terrible ce matin. J’ai eu la mauvaise idée de regarder à nouveau le dernier épisode de Leftovers suite à la lecture de l’article que tu m’as envoyé. Depuis, je pleure…
Hélios : Euh, tu pleures… vraiment…
Anabella : Oui, je fonds en larmes, c’est le déluge…en plus j’ai regardé la photo d’Hervé que tu m’as envoyé. Je ne vois rien que les barreaux. Du coup, je t’ai appelé.
Hélios : Oui, c’est cool !
Anabella : Non, ça coule ! Bon je suppose que tu ne l’as pas fait exprès…dis-moi c’est normal de pleurer la fin d’un monde…qui n’était pas le meilleur des mondes.
Hélios : On pleure sans raisons. Pourquoi faut-il des raisons ?
Anabella : Le monde d’avant il avait à la fois des raisons et des objectifs. Même si j’étais contre. Là, s’il n’y a plus ni raisons, ni buts, je vais virer plante verte….
Hélios : On pleure quand on découvre ce à quoi on tenait…auquel on ne prêtait plus aucune attention…
Anabella : Alors on peut tenir à des trucs pourris ?
Hélios : Rappelle-toi les champignons de la fin du monde. Ils poussent justement sur ce qu’on appelle des trucs pourris. Regarde, moi, je tiens à ma première guitare qui a un manche voilé et que je ne peux plus réaccorder. Elle joue faux et en plus elle n’est pas spécialement belle. Va savoir pourquoi, j’y tiens !
Anabella : Oui, mais là, t’as une raison.
Hélios : J’ai plein de trucs auxquels je tiens totalement sans raison. Tiens, regarde mon bol du matin acheté à la Farfouille 2 euros il y a 10 ans. Si je le casse, je ne m’en remets pas.
Anabella : Ouais, j’ai un doute. Il y a forcément une raison…
Hélios : La première raison c’est qu’on ne sait pas ce qui nous manque tant qu’on ne sait pas que cela nous est vital. Tu connais l’histoire des poissons…
Anabella : Quels poissons ?
Hélios : Deux jeunes poissons, très jeunes se promènent et nagent ensemble dans la mer. Ils croisent alors un vieux poisson très sage qui avance lentement. Le vieux poisson leur dit : Alors, l’eau est bonne ? Ils poursuivent leur route après l’avoir salué et un de petits poissons demande à l’autre : C’est quoi, l’eau ?
Anabella : Ah ! Oui, puissant, alors nous c’est l’air, le contact, les étreintes, le mouvement, la vie…
Hélios : Oui, tout ce qui faisait notre vie qu’on ignorait parce que ça marchait tout seul. On n’y portait aucune attention.
Anabella : Comme respirer quoi. Tant qu’on en a pas conscience, on ne sait pas que respirer est vital…
Hélios : Ce qui est vital nous apparaît souvent quand cela manque.
Anabella : Donc je pleure le monde d’avant. Et en plus, j’apprends au violon un morceau médiéval que j’adore, joué par Jordi Savall. Cela s’appelle Lachrimae Caravaggio! Cela ne s’invente pas !
Hélios : Oui, je répète aussi. Au cas où on pourrait jouer ensemble un de ces jours. J’y crois.
Anabella : C’est un peu compliqué le violon pour les voisins mais j’ai une version électrique et je joue au casque.
Hélios : Comme moi avec ma Silent Guitar…
Anabella : J’ai relu Station Eleven. Et j’ai pensé à notre idée des confins….
Hélios : Oui, moi aussi, j’y ai pensé…dis moi.
Anabella : Dans station Eleven, la troupe, Symphony, est itinérante et joue du Beethoven et du Shakespeare. Nous on pourrait faire un répertoire plus éclectique…
Hélios : Oui, la tournée « Les éphémères des confins » ou « la symphonie des confins » musique et lecture de textes, au milieu de nulle part, aux confins, sur les pontons, les criques, les embarcadères, les gares désaffectées. Jamais le même programme….jamais le même endroit. Mais toujours la musique, la rencontre et la poésie….
Anabella : Tu sais que Fabrice, le gars du Fab Lab, joue de la contrebasse. Je lui en ai parlé. Il est fou partant. Il a proposé d’embarquer avec nous deux ou trois jeunes Slamers et comédiens en herbe…et des danseurs. Il propose de préparer un itinéraire avec ses potes makers : une tournée des confins en somme !
Hélios : Le lieu du spectacle est annoncé tous les matins à 11 heures par les réseaux sociaux sur la page « Les éphémères des confins ». Les participants peuvent proposer des textes à lire.
Anabella : Et nous on fait un spectacle en 5 temps : Déni et insouciance ; Colère et vents furieux ; Adagio triste ; résilience apaisée ; Allegro ma non troppo.
Hélios : Alors, il nous faut quoi ?
Anabella : Un répertoire ? Une roulotte ?
Hélios : Je préfère le Van à moteur ! J’emprunte celui de mon père il peut bien faire ça !
Anabella : Et moi je contacte un comédien intermittent dans la galère…
Hélios : Regarde la photo d’Hervé. Il y a le premier plan. Et ce qu’on peut imaginer derrière. On en a déjà les formes et les couleurs, les sons et la chaleur. Il nous suffit, Ana…
Anabella : Euh tu m’as appelé Ana. J’aime bien. Ma grand-Mère m’appelait ainsi. Hana avec un H.
Hélios : OK, Hana, tu t’appelles Hana.
Anabella : bon, c’est pas tout ça, j’y retourne à mes Lachrimae !
Un peu plus tard, Hélios envoie un nouveau SMS à Anabella :
Hana : comme tu le verras, on peut aussi essayer de se faire financer notre idée avant de la mettre en place. C’est le nouveau truc. Acheter les droits avant que l’œuvre ne soit créée. Drôle de monde, que tu pleures ! Les plateformes de streaming donnent le pouvoir aux écrivains.
Moi je préfère le burlesque. Le meilleur, c’est Buster Keaton.
Hélios fait un détour par la résilience. Boris Cyrulnik s’inquiète lui aussi des inégalités accentuées. On est dans la résistance, pas dans la résilience. La résilience sera plus facile pour certains que pour d’autres.
Nouveau SMS à Hana : Au fait, dans le répertoire, il y a cette version du blues traditionnel « Hésitation blues ». C’est de circonstance !
Dans la version Hot Tuna de Jorma Kokaunen. Je la révise ! Et j’adore regarder les deux vidéos à 19 ans d’écart.
Version 2009
Version 1990
Ressources
Articles :
- Pacôme Thiellement : “La catastrophe révèle quelque chose qui merdait depuis bien plus longtemps” – Philosophie Magazine
- Les plateformes de streaming donnent le pouvoir aux écrivains – Courrier International
- Boris Cyrulnik : « On est dans la résistance, pas encore dans la résilience » – Courrier International
Livres :
- Le champignon de la fin du monde. Sur les possibilités de vivre dans les ruines du capitalisme – Anna Lowenhaupt TSING, éditions La Découverte
Vidéos :
Crédit photo : Hervé Crepet Photographe