Oui se dit Frida, c’est le début. Alors elle repensa à Hélios. Qu’elle avait nommé La sentinelle. Il veillait lui aussi. Pourquoi sentinelle ? Pas un peu militaire comme langage ?  Pour Frida, il n’était pas question de guérite, de casque et de fusil mitrailleur. Non, c’était une autre image qui lui venait. Une autre acception du terme. Étroitement liée à cette phrase qu’elle relisait fréquemment. Et le simple berger lui-même qui veille ses moutons sous les étoiles, s’il prend conscience de son rôle se découvre plus qu’un simple berger. Il est une sentinelle. Et chaque sentinelle est responsable de tout l’empire.

Sans aller si loin, Hélios avait vite mesuré la difficulté à agir en conciliant rapidité et respect de normes rigides non négociables. L’expérience de la fabrication des visières dans le Fab Lab de son quartier l’avait éclairé. Certes, il fallait agir vite pour que chacun soit protégé mais en même temps, il fallait faire attention au respect de normes d’un autre temps. Les bénévoles du Fab Lab s’étaient soudain sentis bien seuls quand les élus les avaient alertés sur les risques de recours : il fallait faire très vite mais surtout il fallait respecter les étapes, les règles, les rôles, les normes et anticiper les risques. Quand le principe de précaution amène à regarder sans rien faire la pandémie s’étendre, alors, chacun peut se positionner : hurler contre l’état et sa puissance de feu à retardement ; chercher un refuge en sentant se développer une misanthropie inévitable ; trouver des complices pour attaquer quelques boucs émissaires savamment choisis. Mais rien ne convenait à Hélios plutôt sceptique sur les effets de la colère dans le contexte Covid. Il espérait, cherchait, d’autres voies d’action moins spectaculaires mais plus durables. 

Frida se rappelait qu’elle l’avait interviewé juste à la fin du confinement. On avait parlé de lui dans les réseaux sociaux, de par son implication dans l’écriture de la charte des confins. Et aussi par son initiative étonnante de la Compagnie itinérante des confins. Ce qui l’avait surpris, c’était la clarté de sa vision. Comme s’il percevait des lignes de force à l’œuvre, des signaux faibles dont il pouvait anticiper les effets. Elle se rappelait ses propos comme si c’était hier. C’était pourtant en janvier 2021.

Frida : alors, au final, qu’est ce qui vous a amené à prendre cette voie ?
Hélios : On fait comme si la pandémie était un épisode, certes spectaculaire et inédit, mais qui va s’achever. On imagine un après en copié-collé de l’avant, avec une crise économique et sociale en plus. C’est une vision rassurante (revenir à la configuration d’avant, même en plus grave) mais qui a peu de chances de se produire. Nous sommes entrés dans une nouvelle ère. Il n’y a pas une période pendant l’épidémie et une nouvelle qui s’ouvre après. L’épidémie est protéiforme, durable, systémique. Elle impacte tout le monde, tous les pays, tous les systèmes, tous nos plans de vie. Mais elle ne nous amène pas uniquement à vivre dans un monde incertain non maîtrisé, difficile à appréhender. C’est cette dimension protéiforme qui en fait la caractéristique.  Cela m’a tout de suite frappé comme une évidence. On découvre au jour le jour ce qui est impacté, ce qui n’est plus possible, ce qu’il faut imaginer différemment.
Frida : Oui, mais tout le monde disait un peu cela, non….
Hélios : Vous vous rappelez Osiris, ce futurologue renommé, longuement enfermé dans les geôles de la Silicon Valley par les Transhumanistes qui voulaient lui faire prédire le futur. Il avait profité du confinement pour se barrer et s’était réfugié dans une grotte au fond de l’Ardèche où il donnait ses consultations de voyance 3.0 par Skype. J’ai réussi à le joindre en août 2020, au moment de cette rentrée étrange, porteuse de tous les espoirs et de toutes les inconnues. Une équation sans solution ? J’ai enregistré notre échange. Une phrase m’a éclairé dans ce qu’il m’a dit : la période qui s’ouvre nous obligera à modifier notre regard sur le monde, à sortir de nous-mêmes, à ne plus uniquement considérer le monde, le vaste monde, les arbres, les bestioles, les plantes, à travers leur usage ou leur capacité à décorer notre vie mais bien comme des êtres vivants qui ne sont pas à notre service. Le mot vivant est certes ambigu. Nous sommes en train de nous autodétruire par notre auto centration, nous voulons la puissance à tout prix. Sortir de nous-mêmes, c’est porter un regard nouveau sur le vaste monde….c’est une autre puissance de vivre !
Frida : Une écologie version philosophie du Care élargie ?
Hélios : En ce moment, je suis un peu lassé de cette orgie conceptuelle autour du prendre soin. Cela me parait fondé, mais assez peu opérationnel. J’ai été aussi lassé de chercher des chemins dans le brouillard. Je me suis plutôt dit qu’il fallait faire avec ce qu’on avait…
Frida : d’où l’idée de la compagnie itinérante des confins ?
Hélios : Dans le mot confins, j’y voyais moins le repli que l’émergence de forces invisibles à développer. L’idée des confins, c’était aussi l’idée de partout et nulle part. Cela a été le déclencheur. C’était aussi lié au fait que les spectacles devenaient rares, que le monde de la culture cherchait sa voie, qu’on consacrait plus d’énergie à savoir comment la ligue 1 de football pourrait survivre alors que les professionnels de la culture, étaient pour beaucoup des solitaires vivant de contrats précaires. Pouvait-on imaginer des spectacles respectant des normes de distance sociale accessibles à tous et partout. Et gratuits. Et très vite, l’idée d’un lieu chaque fois nouveau, mobilisant les artistes du lieu, est apparue comme une évidence.
Frida : Cela n’a pas dû être si simple ?
Hélios : Étonnamment, comme nous n’avions pas d’objectifs précis, pas d’investissements conséquents, on a avancé chemin faisant en réajustant après chaque moment. Oui, on a inventé des mots « Représentactions » ; moments d’images ; illuminactions…. C’était pour sortir de l’idée d’un spectacle clé en main, tout ficelé, où l’imagination est tellement guidée que nos possibilités sont réduites. Pour aller vers des processus moins prédéfinis, laissant un part importante aux aléas, aux initiatives, tant du côté des acteurs que des spectateurs : d’ailleurs, la frontière entre les deux s’estompe vite…
Frida : D’où vous est venue cette idée ?
Hélios : Après la rencontre avec Osiris, j’ai fait une autre rencontre, décisive celle-là. Je suis tombé par hasard sur un podcast de France Culture où j’ai entendu Charles Stepanoff parler du chamanisme. Quel rapport ? Il y avait quelque chose de fascinant dans ces rites de « tente sombre » : un travail imaginatif exploratoire, non guidé…juste suscité. Pour que l’on prête attention à ce qui ne se voit pas ou ne s’entend plus dans le brouhaha du monde. Comme souvent, l’idée a suivi son chemin. Et la participation du public devenait évidente. C’est ainsi que j’ai rencontré Marie de Point Nemo avec qui nous avons monté la symphonie des bestioles…Mais c’est aussi avec cette idée en tête que nous avons conçu « L’exploration des invisibles » et que nous avons développé notre « désobéissance poétique » qui a tracé les chemins que nous empruntons encore aujourd’hui…une inspiration….

Frida revoyait le chemin accompli. Pas seulement une inspiration, une intuition aussi. L’intime conviction qu’il était temps de se laisser inspirer. Toute une partie de la réflexion d’Hélios s’était fondée sur l’observation du développement des réseaux sociaux pendant le confinement, l’audience développée mais également les formes particulières que prenaient les débats. Il lui revenait quelque chose de cet entretien mais elle n’arrivait plus à le trouver. Elle retourna au refuge pour trouver la trace et suivre le fil. Du fil, il en était question. Hélios avait écrit un article sur la twitterisation du débat public. Il mettait en préambule les propos d’Albert Camus : 

« « Il n’y a pas de vie sans dialogue. Et sur la plus grande partie du monde, le dialogue est aujourd’hui remplacé par la polémique, langage de l’efficacité. […] Mais quel est le mécanisme de la polémique ? Elle consiste à considérer l’adversaire en ennemi, à le simplifier par conséquent, et à refuser de le voir. Celui que j’insulte, je ne connais plus la couleur de son regard. Grâce à la polémique, nous ne vivons plus dans un monde d’hommes, mais un monde de silhouettes. » 

Ce discours daté sonnait étonnamment juste : un monde de silhouettes et d’anonymes qui ne cherchent plus une controverse féconde mais bien un combat : on préfère des ennemis plutôt que des contradicteurs. C’est plus simple. Et plus loin « Nous étouffons parmi les gens qui pensent absolument avoir raison ». C’était cela le crédo d’Hélios : tracer un chemin incertain, vaguement visible dans le bétonnage et l’artificialisation du réel mais possible. Sans trop savoir si cela mènerait quelque part et en ne cherchant pas trop à conquérir les foules. Et là encore, cette humilité étonnante pour son jeune âge en avait fait un exemple, sans qu’il le cherche. 5 ans après, le chemin était étonnant.

Mais cette période de fin 2020 avait été très étonnante à tous points de vue. En Inde, des potiers musulmans se mettaient à fabriquer des statues de Ganesch en terre cuite. Crise économique oblige, la religion et les croyances peuvent bien passer au second plan ! Mais partout, on commençait à généraliser les bracelets traqueurs autour du poignet, des bracelets en plastique impossibles à enlever, reliés directement à une application. « Ils font un ‘check’ sur la localisation et donc on reçoit régulièrement des notifications qui nous indiquent ‘attention restez à côté de votre téléphone’, ‘attention, veuillez nous envoyer une photo de vous avec votre bracelet’. »

C’était juste le début ? Personne n’en parlait. 5 ans après, personne ne s’en étonnait. Frida naviguait dans les multiples chemins proposés dans le refuge. Et là, elle retrouvait, au détour d’un chemin de traverse une histoire de 4 saisons.

La couleur grise est arrivée bien avant que je comprenne que j’entrais dans une nouvelle saison. La couleur était juste un signe avant-coureur.

Avant la saison grise, il y avait eu la saison rouge… au milieu de vert. Pas n’importe lequel. Un vert tendre de printemps.
Avant encore la saison jaune. Pas n’importe lequel. Un jaune moutarde chaud.
Avant, l’avant, la saison des bleus. Presque toutes la palette des bleus.

Les 4 saisons - Marie de Point Némo

Marie de Point Némo

Et puis, elle se plongea à nouveau dans l’interview d’Hélios. La fin n’avait pas été publiée. Elle l’avait gardé en off.

Frida : Au début, il y avait Hana avec vous dans la compagnie.
Hélios : Oui, Hana s’est absentée. La vie d’avant l’a rattrapée. Elle reviendra. On joue pour elle, avec elle, chaque fois. Elle est dans nos cœurs. Elle nous manque et on l’attend. Mais il faut parfois du temps….il y a eu un épisode rude pour nous tous, mais surtout pour elle…
Frida : Elle va bien.
Hélios : Hana va bien. Hana est juste triste parfois.
Frida : Triste ?
Hélios : Alors d’une tristesse particulière : celle qui vient d’un espoir brisé, d’un désir étouffé, d’une illusion fracassée. Celle des personnes qui croient tellement que la force de l’amour peut tout changer que le constat est douloureux quand le réel résiste. Et que les limites sont éprouvées…. 

La tristesse

Marie de Point Némo

Des joyaux des confins, pour neutraliser la tristesse ? Ou l’entretenir ? Chacun entend comme il ressent. Ou l’inverse ?

Écrire dans le ciel ?


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