Hélios attend la réponse d’Anabella. C’est étrange. Elle habite à deux pas de chez lui. S’il ouvre la fenêtre et tend un peu le cou, il peut apercevoir ses fenêtres. Si proches et tout à coup, inaccessibles. Hier encore, se dit-il, nous faisions cela sans y songer, naturellement, dans une routine qui efface l’importance de ces gestes, qui anesthésie notre sensibilité à l’essentiel. Se promener, serrer des mains, prendre dans ses bras, caresser la joue…c’était notre quotidien. Aujourd’hui, c’est quasi inaccessible. Bien sûr, cela n’est que transitoire, un mauvais moment à passer. Une suspension, comme ces gestes que l’on commence et qui s’arrêtent en l’air…Alors Hélios fait ce constat : ce qui est si précieux est invisible à nous-mêmes, se dilue au quotidien, disparaît dans des automatismes qui nous en font perdre l’importance. Ce qui est essentiel est caché. Enfoui. On n’y prête plus aucune attention. C’est normal. Comme des rayons d’hypermarché hyper remplis. Banal. Pas de quoi être signalé ! Aujourd’hui si. Cette nuit, il a fait un mauvais rêve. Qu’il connaît bien. Il est seul. Le monde va s’arrêter. Il ne peut pas joindre ceux qu’il aime. Leur parler. Et eux ne savent pas où il est…il s’est réveillé, s’est levé et est allé avec inquiétude vérifier que le voyant de la box clignotait bien en vert. Son lien au monde. Oui, ça marchait ! Car rester chez soi, ce n’est pas bien difficile. Mais ce n’est pas pareil quand on est en famille. Hélios vit seul. Ses parents séparés sont très loin. Il vit dans un petit appartement du Sud pour terminer ses études. Anabella aussi.

Il vient de recevoir un texto d’un grand hebdo qui titre « Comment vous occuper pendant le confinement ? ». S’occuper ? Drôle de formule. Nous aurions donc à lutter contre l’ennui. Lui écoute les podcasts. Il va et vient sur différentes radios et récupère les liens. Il aime les voix et il n’a pas la télévision. Les images l’empêchent parfois d’écouter. Elles le submergent, l’envahissent, donnent trop à voir et pas assez à deviner, imaginer.  Il vient d’écouter un vieil enregistrement du philosophe Vladimir Jankélévitch pour qui il voue une admiration sans fin : c’est avec lui qu’il a découvert le Kaïros, c’est par lui, qu’il a compris quelque chose à ce « je ne sais quoi », ce « presque rien » qui font le sel de la vie. « Plus les choses sont importantes, nous enveloppent, font partie de nous, moins elles sont palpables, manipulables, observables.  »

Aujourd’hui, dans ce contexte, sa parole prend une autre envergure. Lui aussi a été moqué. Le podcast « Le temps : ce je ne sais quoi, ce presque rien »  éclairé par Cynthia Fleury, cela suffit à son occupation et à son plaisir du jour. Il écoute aussi souvent l’épopée de Gilgamesh, l’homme qui cherchait la vie sans fin. Drôle de sujet pour un jour de confinement. Racontée par la voix magnifique de Jean-Claude Ameisen. Il la réécoutera demain.

Anabella ne lui a toujours pas répondu. Il s’inquiète. Elle est plus rapide d’habitude. Là, entre deux podcasts, il a laissé la radio et le flux d’informations le percute. Ce qui le trouble, ce sont les registres de vocabulaire. Ses études de sociologie l’ont amené à cette acuité pour la sémantique. Hier c’était des mots comme étrange, inquiétant, imprévisible, difficile. Aujourd’hui on a passé un cap : les mots utilisés sont ceux du désastre et de la guerre : épouvantable, désastreux, insupportable, terrible…cela va donc crescendo. Il en est là de ses réflexions, cherchant à ne pas se laisser entraîner dans cette spirale, d’autant que sa grand-mère lui l’avait confirmé au téléphone, sans possibilité de la contredire. « On est foutus ».

Le jour tombe doucement et il ouvre sa fenêtre pour se pencher et voir la rue désertée. Une fenêtre ouverte. Il n’a jamais eu autant conscience de l’importance de cette fenêtre, de ce qu’elle ouvre, de ce qu’elle invite à voir, à méditer. Son regard savoure, l’air frais l’apaise, les parfums le saisissent. Il entend alors le vibreur de son téléphone. C’est Anabella. Enfin.

« Il est cool ton slam. Mais pourquoi rajouter des strophes, il claque comme ça. J’ai une autre idée. Je t’envoie des trucs que j’aime et toi tu les transformes en langage slam. Comme ça, on fait un petit labo de création à distance. Je commence avec un haïku qui me plait. C’est mon goût pour les trucs brefs et qui percutent.

La danse des hommes
Pour apaiser le dieu du vent
Ressemble à la tempête.
Arima AKITO

Et pour la musique, je te propose d’écouter le Handpan de Hang Massive. Et en plus le titre, c’est Once again ! Tout un programme !

Et n’oublie pas. « Le pire n’est pas toujours sûr ». Paul Claudel

A toi Hélios…prends soin de toi, de nous. »


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Crédit photo : Hervé Crepet Photographe

 

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