Hana se sent troublée ce matin : à la fois tournée vers demain, curieuse de ces chemins de traverse à explorer, de ces espaces à défricher, de ces rencontres à vivre, de ces liens à resserrer, éclairée par cette créativité qui bouillonne en elle. Et tellement triste et mélancolique de ce temps qui s’achève, de cette parenthèse imprévisible, longue et pourtant si brève, lassante et pourtant si intense, solitaire et pourtant tellement habitée. Aller de l’avant ? Oui, bien sûr. Mais où ? Avec qui ? Pourquoi faire ? Questions sans intérêt aurait pu dire Antonio Machado :

Voyageur, le chemin
C’est les traces de tes pas
C’est tout, voyageur
Il n’y a pas de chemin
Le chemin se fait en marchant
Le chemin se fait en marchant
Et quand tu regardes en arrière
Tu vois le sentier que jamais
Tu ne dois à nouveau fouler

Il n’y pas de chemin. C’est marcher qui compte. Certes. Mais alors, à quoi servent les projets, les stratégies ? A quoi sert de planifier si rien n’est prévisible ? Quels objectifs fixer à sa marche ? Déambuler au hasard ? Si tout se délite. Si la réalité se fissure, si nos convictions se morcellent, si nos certitudes se fracassent, peut-on avancer sans boussole ? Ou une boussole qui n’aurait pas de Nord ni de Sud. Il n’y a plus direction ? Elle sait déjà ce que dirait Frida. Elle l’imagine tenace, fière et pourtant si fragile. Envie de la suivre et de se protéger de son ombre. Ne pas être au premier plan. Pouvoir faire confiance à quelqu’un qui avance. Elle imagine Frida. 

Frida : le flou est la donnée du moment. Rien n’est net. Tout peut se mouvoir et prendre une autre forme. L’ensemble est imprécis. Or, tout cela me convient. Les choses peuvent se dessiner, s’insinuer, s’échapper de formes trop raides. Rien n’est pré déterminé. Regarde juste la photo d’Hervé.

Fin du début © Hervé Crepet

Rien n’est pré déterminé.

Bien sûr, il y a tes larmes, Hana, elles coulent sans fin sur la vitre. Je sais que ce détachement de ce que tu connais, cet arrachement même, de ce qui fait ton oxygène d’aujourd’hui est difficile. L’avenir t’impressionne parce qu’on ne t’a pas habituée à naviguer dans le brouillard. Mais derrière ce rideau de larmes, il y a aussi l’espoir : le bleu du ciel, le soleil…C’est ce qui a permis ces territoires des confins, c’est ce flou, cette absence de repères fixes, cette défiance nouvelle vis-à-vis de cette toute puissance illusoire. Non, nous ne maîtrisons pas, ou peu de choses. C’est un constat. Est-il amer ? Sûrement pour certains qui découvrent qu’i n’y pas de réponse sûre aux questions. Il est plutôt rassurant car il nous oblige à l’humilité, à la conscience de l’attention nécessaire au vivant, à tout ce qui vit. C’est de cela qu’il s’agit. Prendre soin, avancer à tâtons, dans un brouillard qui nous laisse entrevoir la lumière. Mais ne pense pas surtout qu’il y a un ailleurs lumineux. Que plus tard, ce sera mieux. Qu’il y a un eldorado accueillant et où nous pourrons enfin nous reposer. Non, c’est dans ce voyage dans le brouillard que la vie se trouve. Dans ce mouvement vers, dans ce déplacement qui nous décale. Ce n’est pas l’espoir d’un mieux-être qui doit être notre boussole. C’est notre capacité à vivre ici et maintenant ce qui s’offre à nous…entrevoir, ce n’est pas espérer, c’est transformer une esquisse en dessin, c’est mettre en forme une mélodie improvisée et fredonnée en chanson à plusieurs. Qui prendra d’autres formes dans d’autres voix. D’autres voies…Hana, la vie est là et il n’y a pas de date de début du commencement de l’autre vie. La seconde vie est ici…

Hana regarde la photo et pleure doucement sans tristesse. Elle imagine Frida, dans tout ce qu’elle souffre, quelle force elle déploie. Comment elle utilise sa force fragile dans ce brouillard incertain…jusqu’aux territoires des confins qui lui doivent tant…

Hélios lui, a du mal à se séparer de Sisyphe. Il lui est devenu familier. Son châtiment lui apparaît injuste, disproportionné, insupportable. Pourrait-on interférer auprès de Zeus pour profiter de ces événements inédits, pour négocier un aménagement de peine, une réduction de sa charge, un espoir dans son châtiment céleste. ? Il l’imagine…

Sisyphe : Cher Hélios, je te remercie de ton soutien. C’est rare qu’un damné par les dieux obtienne la bienveillance d’inconnus qui n’ont rien à gagner à ce soutien. Désintéressés justement. Interférer auprès de Zeus, j’y songeais depuis quelques jours. Au début mon rocher et l’absurdité de ma vie me manquaient beaucoup. Je me sentais vide. L’absurde remplit une vie voire peut nous occuper éternellement. Alors cela m’a donné l’idée d’oser contacter Zeus. Je ne me faisais pas beaucoup d’illusions et pourtant il m’a répondu dans l’instant. Je lui ai simplement demandé un prolongement de mon chômage partiel…en comprenant parfaitement qu’il y avait des règles à respecter. Je ne voulais pas le fâcher, en tout cas pas tout de suite. Car sa vengeance est souvent disproportionnée. Il m’a fait une drôle de réponse du style : tu sais mon pauvre Sisyphe, au point où on en est, je ne suis pas sûr que l’on ira au bout de notre mandature. Vous vous avez le covid-19 et ça crée le bazar ! Mais nous les dieux, il nous arrive un drôle de truc : nos archives ont disparu (un virus informatique d’après ce que me disent les experts) mais surtout on a un truc bizarre qui nous arrive : on oublie pourquoi on a fait ce qu’on a fait. Il semble que ce soit les brumes de l’oubli, une espèce de maladie des brouillards qui nous vient des confins….pas de traitement…mais surtout, on ne se rappelle plus pourquoi on a prononcé nos châtiments. Dans ton cas par exemple, je ne sais plus trop ce qui m’a mis en colère. Alors, le châtiment, tu comprends, il doit être en lien avec une colère…mais là rien, aucun souvenir…alors,  si tu veux profiter de ce moment brumeux pour tenter la tournée des confins, je n‘y vois aucun inconvénient….j’ai d’autres soucis à gérer.

Hélios imagine Sisyphe répétant ses scènes absurdes tout en écoutant Hana répéter au violon, Alex écrire ses poèmes, Fabrice entre la contrebasse et ses toiles….

C’est vrai que ce temps distordu ne nous facilite pas la tâche se dit Hélios. D’ailleurs le temps est-il une illusion s’interroge Etienne Klein.

Alors, Hélios appelle Hana pour savoir si elle est prête. Elle lui répond : « Prête à quoi ? ». Et il lui dit : « Pour les confins, pour partir ». Et elle lui dit « Faut-il attendre d’être prêt pour partir ? » Et il lui dit « Non, il faut juste commencer à partir…je crois ». Et elle répond : « Donc on part, prêts ou pas ». 

Et puisque c’est le départ, Max Richter nous accompagne : the blue notebooks…

Des carnets encore !

Suite ?

Ces carnets de tous les jours, chaque jour, m’ont tenu en éveil. Histoire de conter des histoires minuscules adressées à personne et à chacun. Alors, puisque rien ne se poursuit indéfiniment, Hélios et Hana ont décidé de suivre Frida, Alex et quelques autres dans les territoires des confins. 

Ce carnet s’arrête au jour 30, comme ils l’avaient convenu entre eux. Mais l’histoire des confins n’en est qu’à son commencement. Agir, c’est commencer disait joliment la philosophe Hannah Arendt. Cette histoire est à écrire. Et puisque le temps est un peu chahuté, cette histoire peut s’écrire à plusieurs mains, dans n’importe quel sens. Ces deux la vont être très occupés par leur tournée des confins, Alex par son manifeste et Frida par son livre. Mais là, nous avons à écrire une autre histoire Territoires des confins : les carnets. Ils viendront régulièrement réveiller en nous le souvenir de cette aventure en tous points inédite, où nombreux d’entre vous sont restés silencieux. Peut-être avez-vous envie de contribuer aux carnets des confins. Sous une forme ou une autre : photos, toiles, poèmes, histoire, textes…tout ce que vous inspire les confins.

Vous êtes les bienvenus et je mettrais vos œuvres dans le mixeur manuel et poétique de ces carnets de demain. Portez-vous bien.

Vous pouvez adresser vos contributions à andrechauvet@icloud.com

” Car tous les matins du monde sont sans retour.” – Pascal QUIGNARD


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Crédit photo : Hervé Crepet Photographe

 

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