Au matin du quatrième jour, Frida se dit que les brumes de l’oubli emportent tout. Que le monde oubliera. Marie de Point Nemo lui l’avait rappelé : : Lu mundo oblidoro. Elle retrouva des couleurs. Et elle imagina les nuages, si près si loin. Propices au vagabondage.
Marie de Point Nemo
Alors, au matin du quatrième jour, après une dernière ballade au refuge, Frida s’engagea sur le premier tronçon du chemin des balises. Le chemin 1. Encore une idée d’Hélios. Que d’intuitions ! Sûr de rien mais ouvert à tout. Plus personne ne savait vraiment comment l’idée avait émergé mais surtout par quels enchevêtrements de causalités multiples on avait réussi à construire ce chemin. Au départ, il y avait l’idée d’une balise qui serait un point de repères pour chacun à la fois géographique (un lieu physique, souvent) et virtuel (un espace de ressources numériques déposées ici, inspirées par le lieu…). Progressivement, les balises avaient développé leur propre singularité à la fois par les thématiques qui y étaient attachées mais également par les communautés de contributeurs. C’est ainsi que l’on avait imaginé (qui ? personne ne le savait) une sorte de pèlerinage des balises…certains l’abordaient sous l’angle d’un voyage « apprenant » (découvrir un thème en visitant différents lieux et en s’imprégnant des ressources libres déposées). Il y avait ainsi le chemin de l’éthique ; celui des anciens ; celui encore de la colère.
Et puis il y avait des pèlerinages géographiques, allant de lieux en lieux sans connaissance des thèmes ; et puis encore des pèlerinages hasardeux qui croisaient déplacements acceptables et aléas des algorithmes. Un grand bazar de circulation. Sans doute inspirés un peu du livre de Sylvain Tesson, Sur les chemins noirs. Mais extrapolés à d’autres cheminements. Bien sûr, on pouvait tout faire de façon virtuelle sans dépenser un euro. Mais cela avait moins de succès que le grand chemin des balises : celui qui pouvait prendre toute une vie. Jusqu’au dernier voyage. C’était d’ailleurs le thème de la balise 53, le dernier voyage. Adresse IP 480646 791. Le mont St Alias, au cœur du Queyras. Celui qui avait donné lieu aux plus grandes controverses éthiques. Idée insupportable pour la plupart ; opportunité de décider de sa propre fin pour certains illuminés. Illuminés vraiment ? Quand l’idée était apparue en 2020, elle paraissait inimaginable, insupportable et inacceptable éthiquement. 5 ans après, le débat était clos. Le dernier voyage était entré dans les mœurs sans bruit. Frida avait écrit un article sur le sujet début 2021. Cela lui avait valu quelques coups de griffes.
De quoi s’agissait-il ? De donner la possibilité à chaque personne d’un dernier voyage, choisi, accompagnée ou non, pour écrire le mot fin à sa vie. Sans souffrance. Sans perte progressive du contrôle de sa propre vie. L’année 2021 avait été terrible dans les lieux de vie des personnes dites âgées et personne n’était resté indifférent à cette souffrance muette. Frida avait juste essayé de comprendre ce qu’il y avait derrière. Mais 2021 était l’année de la colère, celle où la controverse ne pouvait pas exister, remplacée par les injures et la guerre des mots. Il ne s’agissait même plus d’avoir raison mais de rabaisser l’adversaire voire de le liquider à jamais. Peu importait le contenu de la querelle, seul le résultat comptait. La chasse était ouverte. Et Frida n’était pas équipée pour cette jungle où la dissonance était le mantra. Où s’opposer était la religion, se distinguer l’objectif ; parler plus fort la seule possibilité et mentir une règle de l’art. Elle marchait sur le chemin balisé, direction Sud-Ouest, ses pas guidés par une intuition émergente, s’éloignant progressivement du refuge, encouragée par la familiarité de la nature qui lui semblait accueillante, à ces instants-là.
Et sa mémoire lui parlait, mobilisant toute son attention. La dissonance, bien sûr. Elle se souvenait de Lisa. Elle l’avait rencontrée en mai 2021, au pire moment de la pandémie, quand les morts ne se comptaient plus et que la colère avait atteint un tel niveau que les polémiques rythmaient le quotidien des rescapés, focalisés sur le flux quotidien de mauvaises nouvelles. Les chaînes d’informations continues commentaient les commentaires à l’infini. Drôle d’addiction du public ! Frida avait initié un autre travail journalistique en cherchant à donner à voir ce qui émergeait dans la panique globale, ce qui produisait de l’humanité et de l’espoir dans cet environnement déprimant, ce qui ne se voyait pas et construisait les réponses pour demain. Sa newsletter quotidienne, qu’elle avait tenu presque 3 mois la mobilisait et lui permettait d’endiguer ses propres colères et de tenir son désespoir à distance.
Chaque jour, ou presque elle donnait la parole à quelques anonymes qui cherchaient à écoper, à soutenir, à construire. Et maintenant, elle revoyait le visage de Lisa. Cette dernière n’était pas à l’aise avec les questions de Frida. Pourquoi ? Comment lui était venue l’idée ? Elle n’avait pas l’enthousiasme exhibitionniste d’une startuper new age. Elle était discrète. Elle ne trouvait pas ce qu’elle faisait bien extraordinaire. C’était plutôt une évidence pour elle. Alors, que faisait-elle ? C’est un mot qui l’avait percutée. Unisson. D’abord parce qu’elle chantait dans une chorale et que ce mot avait à la fois un sens collectif (chanter ensemble pour créer une œuvre impossible tous seuls) mais aussi un sens sonore. Le même son. En échangeant de manière informelle, Frida avait perçu quelque chose de très puissant dans son idée. Elle l’avait traduit de cette manière : nous sommes seuls face au danger, nous avons la responsabilité de construire notre vie, d’y donner du sens, d’avoir un avis sur tout, de décider quoi faire jour après jour. Et le monde bruyant des controverses nous mine. Il faudrait prendre parti. Être avisés. C’est trop lourd. Nous ne savons pas parfois. Nous avons besoin de nous réfugier dans un espace-temps où nous faisons convergence, où nous sommes absorbés, assimilés, digérés dans quelque chose de plus grand que nous. L’unisson, c’est se retrouver et aussi se réfugier dans un son commun simple, évident, vibrant. Oui, retrouver une forme de repli vers une vibration essentielle et vitale. Une sorte de om universel. Lisa n’en parlait pas ainsi. Elle faisait quelque chose de très simple. Elle allait dans les maisons de retraites, refuges multiples de personnes âgées et elle organisait des groupes de 6 (5 personnes plus elle). Elles cherchaient ensemble, dans un environnement proche, un arbre. Le plus costaud possible, ancré, rassurant…on s’installait autour de l’arbre et Lisa organisait une petite séance étonnante à tous points de vue. On commençait à inventer ensemble une sorte de mélopée à partir de mots ou de bouts de phrases proposés par les participants. Puis, Lisa, aidée par son clavier, diffusait un arpège en mi mineur avec une basse très présente. Obsédante. Un rythme proche de la bourrée, mais aussi des danses hypnotiques des indiens navajos, mais aussi de transe…peu importait. Alors elle se lançait, sur une seule note, à chanter cette poésie émergente, inattendue, sans signification.
Ici, de nous, laissons nos peines,
Allons, au cœur, chanter et vivre,
Ici, de nous,
Et là de nous
Laissons nos peines
Frida avait assisté à cette mélopée. C’était fascinant, notamment la transformation des personnes qui donnaient de la voix. Comme si chanter c’était reprendre le cours des choses progressivement arrêtées. Cela lui faisait toujours penser à Annie, la chanson d’Emily Simon. Elle n’a vraiment pas le temps, et pourtant elle s’ennuie…
Mais cela ne s’arrêtait pas là. Lisa avait toujours avec elle un coffre en bois avec des étiquettes reliées à un cordon. Alors, commençait cet étrange moment. Chaque participant choisissait l’étiquette qui lui convenait, il y en avait de toutes les formes et de toutes les couleurs. Dans la Newsletter, c’est Marie de point Nemo qui avait illustré : les couleurs avant le grand repli.
Marie de Point Nemo
Puis, comme chacun pouvait, on y écrivait un souhait, une pensée, un désir, un souvenir…Souvent Lisa, servait d’écrivain quand la vue ne permettait pas d’écrire sur des formats trop petits…puis Lisa prenait l’escabeau et chacun choisissait la branche où l’étiquette serait attachée. Chacun son tour. C’était la cérémonie des offrandes, comme si chacun donnait une part de lui à l’arbre. Donner quelque chose à soi, à plus grand que soi. C’était cela l’idée. Le rituel plutôt. Lisa confia à Frida plus tard que l’idée lui en était venue en regardant un rite chamanique en Mongolie…mais elle disait cela du bout des lèvres. Elle aimait faire cela. Et la séance se terminait par un nouveau moment de chant de l’unisson. Elles avaient donné un nom à ces moments : l’arbre de l’unisson…Cela avait beaucoup ému Frida et son article avait produit de nombreuses réactions : des moqueries bien sûr…on le savait. Frida ne voulait pas se les rappeler. Cela lui avait fait du mal pour Lisa. Pourquoi tant de haine ? Elle regrettait souvent d’avoir exposé ces personnes qui ne demandaient rien en terme de notoriété. Mais cela avait produit des échanges aussi…Ainsi, l’arbre à offrandes avait eu sa version tous petits, développé dans une école des confins…elle en était là de ses réflexions quand elle prit conscience qu’elle ne reconnaissait plus l’environnement. Elle chercha des repères connus. Mais tout lui paraissait étranger…même les couleurs…des couleurs inconnues.
Ainsi, le chemin qu’elle suivait n’en était plus vraiment un et plusieurs possibilités s’offraient à elle. Elle pouvait vérifier sur son LilPhone mais elle détestait cette option. Se fier à ses sens le plus longtemps possibles sinon à quoi servent nos sens ? Mais elle dut se rendre à l’évidence. Elle s’était perdue sur un chemin balisé. La mort dans l’âme elle consulta le phone mais il n’y avait aucun réseau. Même pas un truc vacillant ou hésitant. Rien. Que faire ? Quand elle était comme cela, elle avait un truc. Elle s’asseyait au coin d’un arbre, posait sa tête sur ses genoux pliés, tenait ses chevilles tenant ses deux mains et se rapprochait le plus possible de la position fœtale. Là, dans cette position, elle pouvait écouter différemment. Elle resta là un moment sans rien percevoir. Puis, elle entendit, pas très loin, des bruits de raclement, mais aussi une voix d’enfant, une fille peut être. Alors elle se déplia et se dirigea, les yeux à demi fermés vers les voix. Elle les aperçut derrière une rangée de pins, accroupis. Un homme jeune et une petite fille. Elle tenait à la main un seau en plastique comme pour aller à la plage et grattait avec une raclette les branches d’un cyprès, celles qui touchaient presque le sol. L’homme la regardait faire tout en lui donnant des instructions précises.
Fais attention à ne pas briser la mousse. Vas y doucement….Frida s’approcha et ils se retournèrent alors, à peine surpris de la voix. Le jeune homme s’adressa à elle en souriant :
— Perdue ?
— Oui, j’avoue que j’étais dans mes pensées et je ne retrouve plus le chemin des balises.
— Vous l’avez laissé il y a un bon moment derrière vous.
— C’est-à-dire ?
— Il vous faut bien trente minutes pour le retrouver. La nuit va tomber. Ce n’est pas terrible quand il fait très sombre
Frida avait envie de lui dire qu’elle avait l’habitude, qu’elle en avait vu d’autres. Mais ce ne fut pas ce qu’elle demanda
— Qu’est-ce que vous faites là ?
— On recueille une mousse particulière qui ne pousse qu’ici et en cette saison. On en fait un pigment bleu, qui est légèrement fluorescent. Pour peindre. Il y de nombreux peintres chez nous. Comme si le bleu avait été trempé dans des fils d’or. C’est unique. Si vous voulez, vous pouvez passer la nuit chez nous. Notre refuge est tout près. Nous avons beaucoup de places.
— Vous habitez là. Il n’y a de de réseau
— Ah la question des réseaux ! On est un peu fâchés avec le monde des confins dépendant des réseaux. Chez nous, ce sont des confins sans réseaux ! Juste une ligne téléphonique filaire pour les urgences. Ça va. On s’y fait.
Frida ne répondit rien. Elle ne connaissait pas ce lieu.
— Vous savez, depuis qu’on sait que la Covid se porte bien avec les réseaux, on a fait l’hypothèse inverse. Elle se porte mal sans réseau.
— Frida : vous êtes surs ?
— Non. On n’est sûrs de rien. Mais on y croit fort. Ça suffit peut-être. Et puis, on est peu nombreux. Alors…..
Il s’approcha d’elle.
— Je me présente. Théo. Et voilà Estella…avec son seau. Venez, suivez-moi, nous ne sommes pas loin.
Ils prirent la route sans un mot.
Elle vit se dessiner une immense demeure en pierre, 4 corps de ferme entourant une cour centrale. Ils passèrent sous un porche pour accéder au bâtiment central. Ils entrèrent dans une très grande pièce carrée,
— Ici, c’est la maison bleue or : même les fleurs sont bleues.
En entrant, il cria :
— Coucou, c’est nous on ramène une âme égarée qui a perdu le sentier des balises.
Ils approchèrent…au fond de la pièce, une femme agenouillée écrivait sur de grandes feuilles de papier étalées par terre. Blonde.
Frida sut tout de suite. Son cœur fit un bond.
La femme se leva et se retourna, en essuyant ses mains. Frida la salua.
— Bonjour, Hana…
— Bonjour Frida, cela fait longtemps…nous t’attendions.
Extrait des joyaux des confins, Annie…
Ressources
- Livre : Sur les chemins noirs