Les traces, par définition ne sont jamais visibles en tant que traces. Elles ne sont visibles que si elles sont cherchées en tant que marques de ce qui n’est plus là…le visible ne suffit pas pour comprendre ce qui est vu….le visible ne s’interprète qu’en référant à l’invisible. Pascal Quignard.
En lisant cette phase, Frida pensa immédiatement aux rochers habités de Marie de Point Nemo et de toute sa série. Pourquoi ? Une question d’étrangeté et de sentiment de présence….va savoir et qu’importe.
Rochers habités – Marie de Point Némo
Au matin du cinquième jour, Frida repensa aux échanges de la veille dans cette drôle de communauté. On n’était pas autour d’un feu de camp mais on réalisait ensemble une sorte de fresque sur la grande table rectangulaire. Des rouleaux de papier étaient étalés, scotchés. Et la création commençait. Des mots, des phrases, des dessins, des gribouillis, des collages…un peu de tout. Chacun jouait à son tour ou passait son tour s’il n’avait rien à ajouter. Et on parlait d’autre chose en même temps que l’on était là à regarder l’œuvre émerger de la table. Prendre forme et s’extraire de la platitude. Créer de tout et de rien ; parler de tout et de rien. Il y avait une dizaine de personnes à ce moment-là, mais certains ne faisaient que passer, d’autres revenaient…c’était difficile de savoir combien de personnes circulaient ici. D’autant que Frida retrouvait ses réflexes d’observatrice, voire d’enquêtrice, curieuse de cette drôle de maison bleue. Il était question de potirons, de fleurs fanées et d’éoliennes en rade…à un moment le silence se fit…la fresque était déjà bien avancée et on s’interrogeait sur la suite à donner. Qui décidait que c’était fini ? La conversation ne reprenait pas. Frida en profita pour s’adresser à Théo.
Frida : comment êtes-vous arrivés ici ?
Théo : je pourrais vous dire que j’ai eu une révélation, que l’univers m’a parlé et m’a indiqué la voie…ce serait plus fascinant pour le public qui vous lira, n’est-ce pas … ?
Frida fut un peu décontenancée par le propos. Elle se justifia sans beaucoup de conviction.
Frida : Je n’ai aucune intention de publication…vous savez, j’ai beaucoup donné…par contre, je reste curieuse… cela, les hordes colériques et humiliantes qui se sont déchaînées contre moi ne me l’ont pas enlevé…
Théo : Pas d’inquiétude, n’y voyez aucune allusion. Tous ceux qui sont venus nous interviewer n’ont jamais rien publié….c’est d’ailleurs une énigme pour nous, mêmes si cela nous va très bien.
Frida : Mais dites-moi alors, comment êtes-vous arrivés là ?
Théo : Rien de bien romantique. Juste un concours de circonstances. Les seuls concours auxquels je joue et que je gagne parfois…C’est David qui dit toujours ça….
Frida : c’est-à-dire ?
Théo : Bien, d’abord l’essentiel. Nous étions propriétaires des lieux. C’était un vieux projet d’habitat collectif que l’on a mis longtemps à concrétiser. Nous avons acheté le lieu quand un des membres du collectif en a hérité. C’était totalement en ruines et ce n’était pas notre projet initial. D’autant que nous étions en zone blanche, que l’accès n’était pas facile et que la plupart des facilités du progrès de l’époque étaient inaccessibles. Cela a fait fuir un certain nombre de personnes du projet initial.
Frida : Et alors….
Théo : Autre concours de circonstance. Le projet d’habitat collectif était devenu compliqué à concilier avec la pandémie, notamment parce que beaucoup ne voulaient pas être confinés ici. Moi le premier. J’étais à l’époque consultant-informatique et l’essentiel de mon job consistait à écrire des lignes de codes que je transmettais par le réseau internet. Alors, une zone blanche pas abordable ! Ça ne me faisait pas rêver. D’autant que j’étais un peu nul dans tout ce qui nécessitait des travaux de restauration de l’habitat. Les plus compétents s’étaient barrés…
Frida : Alors, pourquoi ici ?
Théo : D’autres convergences imprévisibles. Mais surtout, le déclencheur cela a été le grand switch off du 12 janvier 2021, la longue panne…la rupture, le clash, Plus de connexion nulle part, les activités humaines arrêtées…des jours d’interrogation sur la suite…alors, on a convenu avec ceux qui restaient que quitte à être déconnectés autant en profiter pour engager des travaux. Le matériel était acheté et déjà sur place…..il suffisait de s’y mettre. Cela nous occupait la tête aussi, c’était bien….
Frida : Oui, mais cela est reparti ensuite, cela n’a duré que 7 jours…vous pouviez vous reconnecter ensuite…
Théo : Je ne sais toujours pas répondre à cela. Ce qui est sûr c’est que pendant ces 7 jours et 7 nuits, il s’est passé quelque chose. Nous étions une dizaine à bosser, nous nous connaissions assez peu car les initiateurs du projet n’étaient plus là et d’autres étaient arrivés ici par hasard. Ils n’avaient pas l’air pressés de partir…
Frida : Qu’est-ce qui vous a décidé à rester ?
Théo : Je ne suis pas sûr que nous ayons décidé quoi que ce soit. C’est plutôt l’inverse. Nous avons différé sans cesse le départ. Et double étrangeté, nous n’en avons jamais vraiment débattu…c’était il y a plus de 4 ans…les présents d’aujourd’hui étaient là lors de cette semaine…personne n’est parti et d’autres sont arrivés…que dire de plus ? Sans doute que rien ne nous attachait vraiment ailleurs
Frida : C’est vraiment étrange. Et comment vous êtes-vous organisés ?
Théo : il y a peut-être un truc qui a joué…c’est que nous avions tous eu le Covid, plus ou moins gravement…et que le confinement entre nous était plus simple…je ne sais pas, ce ne sont que des hypothèses
Frida : pour les autres, je comprends que vous ne sachiez pas pourquoi…mais pour vous ?
Théo : la réponse attendue est sans doute que ma femme et ma fille étaient là, que nous étions vivants et en bonne santé. Sans beaucoup d’argent mais suffisamment aussi pour voir venir…mais si je suis vraiment honnête je rajouterais quelque chose de très personnel qui ne se met pas en algorithme…toute ma vie, j’ai souffert d’insomnie…pendant ces 7 jours, j’ai fait l’expérience incroyable d’un sommeil non interrompu. Et ça, je ne sais pas l’expliquer et je m’en fous. Mais c’était un autre déclencheur.
Le silence se fit à nouveau. Après une interruption, la créativité avait repris…Frida se demandait où était passée Hana avec qui elle n’avait pas vraiment pu échanger.
Frida : Théo, tu sais où est Hana ?
Théo : c’est l’heure sacrée de musique (et pas de musique sacrée). Tu peux aller l’écouter. Cela ne la gêne pas. Elle s’est convertie au violoncelle. Plus grave et adapté à l’époque. Grave l’époque.
Frida se leva et commença à déambuler dans la demeure, attirée par les portraits colorés au mur. Elle avait une intuition et se rapprocha. Elle ne s’était pas trompée. C’était une des figures de Marie de Point Nemo.
Une des figures de Marie, de Point Némo
Elle n’osait pas trop aller voir Hana. Laisser venir les choses. Ne pas forcer, ne pas tirer sur les fleurs pour les faire pousser, laisser advenir. Finalement, le discours de Théo était de cet ordre : laisser la situation se transformer jusqu’à ce qu’aucune question ne se pose plus. Comme si la décision n’était toujours qu’un surplus d’égotisme. Vouloir décider de ce qui va se passer. Ne rien décider pour que tout se mette en place doucement. Elle sortit son carnet et nota les éléments qu’elle se souvenait de l’échange avec Théo. N’avoir jamais décidé de rester. Cela faisait écho à quelque chose dans sa mémoire. Elle ne savait pas quoi…cela avait à voir avec les reproches formulés envers les confins comme fondés sur un réseau essentiellement virtuel : une addition de solitude. Peut-être qu’ici, c’était la rencontre dans ce lieu qui faisait l’attachement et que tout le reste en découlait.
En cherchant, c’était bien les questions d’engagement dont il était question. Théo l’avait dit. Nombre des initiateurs du projet étaient partis. Pourquoi ? Parce qu’ils ne se reconnaissaient plus dans le projet ? Ou peut-être, justement, étrangement, parce qu’il n’y avait plus de projet. Juste un engagement quotidien qui n’a besoin d’aucune justification future, d’aucune réalisation ambitieuse, d’aucune démonstration à faire si ce n’est de vivre ici, ensemble, jusqu’à ce que cela s’arrête.
Mais qui peut savoir où commence la fin, se redit Frida. A-t-on besoin d’un projet pour vivre ? Ou est-ce que les projets nous empêchent de vivre en nous promettant un ailleurs….elle retrouva la phrase qu’elle cherchait. C’était une phrase du romancier italien Erri de Luca à propos de son livre « Impossible » paru en 2020 : je ne sais pas quelle sorte d’engagement peut se produire sur un réseau d’isolement réciproque où chacun est dans sa propre cellule. L’engament regarde la participation d’une communauté. L’engament doit être collectif et sur le terrain, passer par la rencontre. Je ne connais pas et je ne comprends pas d’autre forme d’engagement.
Elle entendait au loin le violoncelle d’Hana.
Alors, Frida retrouva un joyau des confins, un moment de grâce : elle en percevait le lieu, les sons mais en savait aussi la fugacité. Mais aussi l’éternité.
Il n’y a pas de passé qui ressurgisse,
Qu’il ne procure une sensation de naissance (…)
La joie tragique d’avoir retrouvé le perdu
Pascal Quignard, toujours.
Libertango et violoncelle : un joyau des confins
Ressources
- Livre : Erri de Luca – « Impossible »