Du jamais vu : face à la pandémie de Covid-19, qui pourrait plonger la zone euro dans une récession comparable à celle de 2009, l’Union Européenne (UE) va briser un tabou en suspendant ses règles de discipline budgétaire, pour permettre à ses membres de dépenser sans compter. Hélios lit le titre de la newsletter de Courrier International du jour. Et il relit ensuite la phrase de François Jullien citée dans le jour 4. Voir le monde …tel qu’on ne l’avait encore jamais aperçu ? La seconde vie, c’est donc quand on regarde par la fenêtre et que l’on ne voit pas le même chose, que l’on ne porte pas attention aux mêmes signes. Mais c’est surtout quand on se débarrasse des pesanteurs du prêt à penser et des dogmes qui, à force de rabâchages, deviennent des vérités indiscutables. Haro à qui les conteste ! Or, en quelques jours, les règles de discipline budgétaire s’évaporent. Elles n’ont pas résisté à la force du réel imprévu, à la vague inédite, non intégrée dans les calculateurs européens. Car impensable dans nos modèles de prévision. On sécurise à tout va mais oublierait-on l’essentiel ? Alors, comment comprendre que ces dogmes non négociables hier soient devenus obsolètes aujourd’hui ? Peut-être que nous voulions imposer notre vision économique, rationnelle, progressiste, libérale à tous les plans de vie ? Et pensions avec une certaine arrogance que le monde plierait ? La chute est rude. Nous en sommes réduits à bricoler au quotidien des remparts dérisoires face à un ennemi invisible, rapide et implacable. Et nous exposons ceux qui nous sauvent.

Alors, cette seconde vie d’après, quand ce qui se passe maintenant, ici et partout, sera indélébile, inoubliable, marquant à jamais, peut-on déjà y penser. Inoubliable ? Vraiment ? Ou peut-être n’échapperons nous pas à la brume de l’oubli comme les héros du roman « Le géant enfoui ». Il nous reviendra bien quelque chose, mais le souvenir deviendra vaporeux perdant toute consistance, se mêlant aux rêves. Etait-ce bien réel ? Une illusion ? Sommes-nous les otages impuissants de notre mémoire ?

Hélios se dit que chacun a sa part dans le récit à faire pour que l’inoubliable le soit, parce qu’une empreinte demeure. Chacun a sa part dans l’empreinte, quel que soit le côté dérisoire de cette minuscule contribution au récit. Il se dit qu’il n’hésitera plus à s’engager dans sa part.

Tout à coup, une idée lui vient. Ces lettres, ces multiples pratiques épistolaires, elles ne datent pas d’hier. Elles ont même traversé les temps. Quand rien ne paraît stable, peut-être faut-il en revenir aux fondations ? Il se rappelle les lettres à Lucilius de Sénèque. A relire peut-être aujourd’hui ? Il retrouve dans un carton son vieux livre bien usé par les lectures et manipulations. Il retrouve la lettre 1 :  » Fais-le mon cher Lucilius, affirme ta propriété sur toi-même et le temps que jusqu’ici on t’enlevait, on te soutirait et qui t’échappait, recueille-le et préserve-le. Persuade-toi qu’il en va comme je l’écris. Certains moments nous sont retirés, certains dérobés, certains filent. La perte la plus honteuse, pourtant est celle que l’on fait par négligence. Veux-tu y prêter attention : une grande partie de la vie s’écoule à mal faire, la plus grande partie à ne rien faire, la vie toute entière à faire autre chose ». Sénèque écrivit ces lettres il y a environ 2000 ans. Les lire aujourd’hui, tout de suite, nous touche. Voulons-nous y prêter attention ? Peut-on, pour cette seconde vie, poser notre regard sur ce qui ne se voit pas et compte tellement quand il manque ?

Alors, il regarde la photo d’Hervé Crepet, le photographe qui joue avec les ombres, qui dessine ce qui ne se voit pas, qui fixe l’empreinte de ce qui se devine, s’imagine, se pressent.

Derrière l'ombre

Derrière l’ombre

Qu’est-ce qui se cache derrière ? Y a t-il un potentiel de situation dans ce qui ne se voit pas au premier coup d’œil. Voit-on le vert ? Que nous inspire l’arrière- plan ? Des volets rouillés qui laissent échapper le renouveau, l’espoir de vert vêtu qui nous saute aux yeux. Alors, il repense aux champignons de la fin du monde, les matsutaké, ceux que l’anthropologue Anna Lowenhaupt Tsing a suivi pour penser la vie sur les ruines du capitalisme. On pourrait pousser sur des ruines. Oui, la vie pulse et hier, c’était le printemps.  Alors, il revient à son haïku version slam et ajoute quelques vers de plus…un truc interminable !

On bouge on tourne, on circule
On s’agite, performe, accumule
Plus ça va plus vite, plus on pense qu’on vit
Plus ça change vite, plus on croit qu’c’est la vie

On crie, on flashe, on calcule
On s’ébroue, on’gave de pilules
Plus ça tourne rond, plus on croit qu’on vit
Et on crie fort, ça n’chasse pas l’ennui

C’est juste du vent, pas l’alizé
Non la bourrasque
T’as même pas d’masque
C’est juste de l’air, climatisé

C’est juste du flan, aseptisé
Prêt à penser
C’est juste de l’air, climatisé
Des rêves empêchés

Puis, synchronisation prévue, son portable vibre. C’est l’heure. Anabella lui envoie un nouveau texto.

 » Hier c’était le printemps. Il faut préparer la fête du début de la seconde vie. Quand le vert sort de l’ombre. Quand il masque la rouille et prend le dessus. Quand il revient au premier plan. Quand le confinement n’est plus un retrait mais un refuge. Alors, quand cela viendra, on aura envie de bouger. Je nous ai pris deux places pour le concert de Caravan Palace à Barcelonette le 23 juillet. Oui, je sais il y a le mariage de Coline le 25. Ça tombe bien. On sera entraîné pour le swing. Porte toi-bien et rock it for me !  » 


Ressources

Livres : 

Crédit photo : Hervé Crepet Photographe

 

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