Les images oniriques ont quelque chose des galets qui sont dans l’eau. Qui brillent sous l’onde glacée qui file entre les menthes. Leur beauté fait qu’on se penche. On ne résiste pas à l’envie de s’agenouiller dans l’odeur merveilleuse qui s’élève des petites feuilles dentelées et duveteuses qu’on écrase au-dessus de l’Yonne. On roule la manche plus haut que le coude. On plonge la main dont la chair se met à frémir de froid.

Pascal QUIGNARD, La barque silencieuse

Au matin du sixième jour, Frida se réveilla dans les limbes…elle voulait rester dans son rêve pour pouvoir le ramener avec elle dans le matin vaporeux, en retrouver les lumières et les voix, en comprendre les énigmes, en caresser le mystère…il y était question de violon brisé, de chemins perdus, de voitures égarées et de verveine odorante. Il lui en restait une impression de brutalité et de douceur, étrangement entremêlées, comme ces gâteaux dont on ne perçoit l’amertume que dans un second temps, après que le sucre ait tout envahi puis s’estompe…un mauvais rêve ? Un cauchemar ? Non, mais une troublante sensation de réalité, comme si Frida vivait un épisode parallèle. Quand elle ouvrit enfin les yeux, les brumes de l’oubli étaient passées, aspirant, floutant, nettoyant le chemin onirique pour ne laisser que le plafond de la chambre uniformément blanc. Elle fit un effort pour retrouver ce qui fuyait…certaines images revenaient puis s’échappaient…et revenaient encore, mais déjà transformées, instables, mouvantes. Elle se leva, s’habilla rapidement. Une idée lui était venue. Elle avait vu la veille un bel arbuste de verveine juste devant la porte de l’atelier. Elle sortit sans bruit, la demeure était silencieuse, juste accompagnée dans son réveil par le bruissement des feuilles et les craquements des arbres. La forêt n’est jamais silencieuse et elle parle à qui sait écouter. Les arbres sont aussi des sentinelles.

Dans la forêt

Marie de Point Nemo

Des nymphes les protègent nous disent les mythologies. Frida s’agenouilla devant l’arbuste et délicatement, détacha quelques feuilles de verveine. Alors, elle les écrasa dans ses mains et approcha ses doigts de son visage. Si les images ne viennent pas peut être que les odeurs donneront accès aux rêves ? se dit-elle.

Une réminiscence de la madeleine de Proust mais plus scientifiquement la connaissance qu’elle avait des processus de mémorisation et des capacités de notre cerveau à trouver des chemins de traverse. Une expérience en temps réel. Cette étoffe sur laquelle naissent les rêves.

Elle s’agenouilla alors, et ouvrit ses mains de sorte que le parfum de verveine puisse être inhalé intégralement. Que rien ne puisse s’échapper pour odorer l’air du matin. Elle ferma les yeux, se concentrant. Mais sa tension n’était pas propice à cette recherche. Elle respira plus profondément et arrêta de chercher, laissant venir ce qui venait. Rien dans un premier temps. Et puis quelques notes émergèrent des limbes : pas une image, pas un mot, quelques notes. Elle les reconnut tout de suite, la musique de Wajda de Max Richter et le violon…

Ce qui lui revint ensuite, ce fut le sentier…elle marchait dans la forêt en évitant les flaques d’eau, en sautillant…les écouteurs rivés aux oreilles partageant la senteur de l’instant, le frisson des arbres en mouvement et la musique enregistrée ailleurs, par d’autres, loin d’ici et qui venait s’emboiter à cet instant pour aucune raison particulière. Une simple sensation d’accord, de résonance amplifiée, sans intention ni fioriture. Juste cet instant fugace et pourtant imprimé. Qu’elle venait juste là d’effleurer à nouveau. Elle ne savait pas pourquoi mais elle en perçut un signe. De quoi ? Une attention à porter, une vigilance à avoir. Elle sentait que les souvenirs et les rêves écrivent aussi l’avenir. Elle se rappela cette phrase de la romancière Siri Hustvedt : Ecrire de la fiction, c’est comme se souvenir de ce qui n’a jamais eu lieu.

Puiser dans les empreintes du passé une préfiguration de l’avenir. Se souvenir de l’avenir ? Les rêves en seraient une clé ?

Elle en était là de ses réflexions quand elle sentit quelqu’un approcher.

Hana : bonjour Frida, bien dormi ?

Frida se releva et vit Hana qui l’observait, 

Frida : bonjour Hana, oui, c’est calme ici…ou plutôt les bruits sont multiples et…comment dire…apaisants ?

Hana : Oui, la maison craque et la forêt tout autour à ses propres cycles de rumeurs…parfois déconcertants, mais ils manquent quand on s’éloigne. Ils font partie d’ici, ils sont aussi en nous….

Frida : Et toi, comment vas-tu ? Je ne m’attendais pas à te voir…enfin, je ne sais pas…je n’ai pas été surprise de te voir…c’est étrange

Hana : La question des connexions….ici il n’y a pas de wifi ni de 6G mais d’autres ondes sans doute…tu as du penser à moi, non….

Frida Oui, j’ai écouté récemment une des représentations de la compagnie…en Lozère…c’était une adaptation du mythe de Sisyphe avec la musique de Richter que tu jouais au violon…j’aime cette musique…c’était fou ce moment…je me demandais comment vous alliez sur scène jouer Sisyphe et le rocher qu’il pousse….

Hana : Oui, on s’est beaucoup amusés à imaginer cette mise en scène…l’idée était de symboliser une tâche impossible ou quoi que tu fasses, dès que tu te rapproches, l’objectif s’éloigne…un participant a eu une première idée du manège où les gamins essaient de décrocher le pompon que l’adulte cherche à éloigner en tirant sur la ficelle.

Alors, on est partis de là et on est arrivés à ce que tu as vu…un ballon qui disparait quand on le saisit et qui réapparait dès qu’on ne cherche plus à l’attraper. On aimait bien cette métaphore de la présence qui nous nargue, et aussi l’idée d’une possession impossible. Tout n’est pas appropriable et accessible. Même si c’est à portée. C’était cela l’idée. Mais cela était une adaptation très personnelle du mythe.

Frida : Oui, c’est touchant….

Hana : C’était un beau moment. Tous les participants étaient des habitants du village et on avait créé le spectacle en 3 jours, en adaptant la musique et en fabriquant des décors avec ce qu’on avait sous la main. Le lieu était incroyable. Une carrière abandonnée !

Hana s’interrompit, froissant elle aussi des feuilles de verveine dans ses doigts.

Frida Helios nous a dit que tu avais laissé la compagnie pour un temps…

Hana :  Oui, j’ai eu un long passage à vide…..là ça va un peu mieux…ici, je trouve de l’énergie. Nous sommes tous des réfugiés poétiques, comme le dit Théo. J’aime bien l’idée.

Frida : On m’a parlé d’un incident dans un spectacle…

Hana ne dit rien pendant un moment

Hana : C’est un peu douloureux encore…

Le silence s’installa…

Hana : Je ne m’attendais pas à cela…nous avions une représentation prévue dans une petite ville du Gard…on travaillait sur le projet avec des habitants à distance….essentiellement par la plateforme d’échange de la compagnie…il y avait dans le groupe des personnes qui voulaient faire capoter la représentation…on l’a compris après…juste avant le début du spectacle qui se déroulait en plein air, diffusé live par la Chaîne télé de la compagnie, un groupe de personnes est intervenu…avec des hauts parleurs, interrompant la diffusion, diffusant des moqueries, des injures ..nous traitant de réactionnaires, de vendus, …..

Frida : je ne savais pas cela….

Hana : Et puis, ils m’ont bousculée, mon violon est tombé et ils l’ont piétiné…..j’entends encore les craquements. Ils me poursuivent…je n’en ai gardé que l’archet qui se frotte au vent….au vide…

Frida ne dit rien. Son cœur avait bondi. Elle repensait à son rêve et à cette histoire floue de violon brisé…..

Hana : si tu veux, j’ai gardé la séquence vidéo de leur intervention. Je la regarde de temps en temps…je m’habitue progressivement…ce qui est dur, c’est que ces personnes-là avaient un combat qui n’était pas si éloigné du notre…je ne comprends toujours pas pourquoi. Le mensonge est un poison contre lequel les antidotes sont souvent tardifs. Les séquelles sont nombreuses. Je songe souvent à cette phrase attribuée à Mark Twain. « Un mensonge peut faire le tour de la terre le temps que la vérité mette ses chaussures. »

Frida : Tu envisages quand même de rejouer dans la compagnie des confins ?

Hana : pas pour l’instant, je suis en paix….ici, le temps va à pied comme le dirait Joseph Delteil

Ici le temps va à pied

Le « Sentier-en-Poésie » dédié à Joseph Delteil, à Villar-en Val

Hana : et puis j’ai cette empreinte sur moi. J’ai l’impression que c’est inscrit et que la séquence est visible par tous quand on me regarde.

Sans trop savoir pourquoi, Frida se mit à penser au roman de Ray Bradbury, L’homme illustré. Le personnage central de L’Homme illustré (1951) a le corps recouvert de tatouages étranges, réalisés par une sorcière venue de l’avenir. Une œuvre digne des plus grands peintres, fascinante mais aussi inquiétante : les scènes se modifient au fil du temps ; elles prédisent le futur. Chaque personne qui approche cette œuvre d’art vivante finit par lire son destin sur la peau de l’homme illustré. Son destin et celui de l’humanité. Et elle se rappelait cette phase :  Oh ouije suis si fier de mes Illustrations que j’aimerais les effacer en les brûlant. J’ai essayé́ le papier de verre, l’acide, le couteau… » 

Alors, pour effacer la peine, approfondir la mélancolie ou encore pénétrer l’âme de la chambre noire, Max Richter et On the nature of delight….

Here we go. 


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