— Tenez-vous loin des gens négatifs. Ils ont un problème pour chaque solution.
Albert Einstein

Au matin du septième jour, Frida se réveilla tôt afin d’être prête au départ. Son sac était vite fait. Elle voyageait léger : un principe. Ne déplacer avec soi que l’essentiel. N’avoir aucune illusion sur le changement de ciel. Elle se rappelait l’Eneïde de Virgile. Tu fuis avec toi. Il faut déposer le fardeau de ton âme.Alors, si l’âme est lourde, au moins que les valises soient légères. C’est d’âme que tu dois changer, non de ciel.Sénèque encore. Les stoïciens avaient un côté agaçant. Se défaire de tout et jouer l’indifférence ! Alors, à quoi bon ? Apprendre à lâcher l’affaire ? Elle se souvenait avoir rencontré à l’été 2021 un drôle de personnage, mi clown, mi coach, spécialisé dans le développement personnel post covid qui animait des séminaires «Apprendre à s’en foutre » qui avaient un beau succès. Elle l’avait interviewé lors d’un After Work mémorable dans une sorte de Fab lab haut de gamme (Frida s’amusait des anglicismes, c’était pour faire In !). Il poussait le stoïcisme à son extrémité absurde : quitte à ce que les choses soient insensées, autant amplifier leur côté absurde. Et ses élèves se lançaient dans des projets aussi improbables qu’inutiles. Mais avec beaucoup de ténacité. Peu importe ce qu’on fait. Il faut le faire à fond. C’est ce qui compte. Peu importe le résultat, peu importe la postérité ! Ce qui restera c’est le sentiment de fierté d’avoir été au boutdisait-il.

Souvent au bout d’un truc absurde et inintéressant : mieux comprendre l’histoire des lessives dans la période post moderne ; faire un hit-parade des livres les moins vendus sur une période donnée et contacter les auteurs pour une interview ; répertorier les bullshit jobsles plus absurdes et chercher des personnes qui avaient du plaisir à les faire ; inventorier les tics (ou les tocs) les plus gênants. Il tenait à jour sur son site internet la liste détaillée des projets les plus loufoques. Ce qui était fascinant, c’était la construction théorique qu’il avait échafaudée. On ne savait plus trop si c’était les initiatives de ses élèves qui alimentaient sa théorie, ou si la théorie se développait chemin faisant, en allant lorgner vers quelques justifications dans les expériences atypiques menées dans ses séminaires. Une seule chose apparaissait évidente : les participants à ses formations avaient l’air d’en tirer un grand bénéfice vue la réputation qu’il avait acquise. Il avait écrit un article très éclairant sur sa théorie : s’en foutre avec application et persévérance. Il montrait l’importance du soin à apporter au détachement.

Car trop de détachement risque de nous inciter à perdre pied et à nous envoler (plus rien ne nous attache, nous ne sommes plus ancrés !) ; alors il proposait que le détachement soit un art, une persévérance, un Kodawaripour reprendre le concept japonais qu’il utilisait pour expliquer sa potion magique. Beaucoup de détachement avec beaucoup d’application. L’avantage, c’est que c’était beaucoup plus rigolo que la méditation. Et dans son dernier article (on n’avait plus eu de nouvelles depuis), il poussait l’ambition à introduire dans sa théorie l’Ichigo Ichie : une fois une rencontre. Une sorte de conciliation du durable et de l’éphémère. Et il parvenait à intégrer dans une approche à peu près cohérente détachement je m’enfoutiste ; le perfectionnisme japonisant et le Carpe diem du soleil levant avec ou sans fleurs de cerisiers blancs : c’était du grand art. Elle se dit qu’elle irait voir ces œuvres improbables. Cela avait dû être conservé quelque part. Elle avait d’ailleurs mis en relation ce clown-coach avec Sisyphe, mais elle ne savait pas ce que cela avait donné. 

Elle en était là de ses rêveries quand Théo sortit de la maison et s’installa à sa table pour boire son café.

Alors, prête pour le départ ?

Frida avait décidé de quitter la maison bleue pour reprendre son périple. Elle avait bien sûr très envie de rester, notamment avec Hana, de découvrir cette drôle de vie. Cette histoire de violon brisé l’avait bouleversée. Mais elle avait l’opportunité de retrouver Hélios dans 2 jours en Bretagne. C’était inattendu, et elle avait appris à changer de plan quand les évènements ouvraient d’autres perspectives. 

Après sa discussion avec Hana, elle avait longuement questionné Théo, pour mieux comprendre leur manière de vivre.

Frida : Toutes ces personnes sont des artistes ? C’est un peu une résidence d’artiste, ici, non ?

Théo avait souri.

Théo : ça, c’est ce que tout le monde dit. Et pense. Pour moi, c’est tout le contraire. Les personnes qui vivent ici ont toute un truc qui les met en mouvement, qui les anime, qui leur produit un flow, qui change leur rapport au temps, aux autres, au monde…mais cela peut n’avoir rien avoir avec nos codes du monde artistique. Regardez Louis, c’est un obsédé des plantes qui poussent sans eau. Il en fait une fixette. Et Lisa, elle collectionne les créations de la nature sur de multiples supports (feuilles d’arbres, écorces, mousses…. Regardez ce qu’elle a trouvé hier.

Feuilles

Ils n’ont pas l’intention d’écrire, de donner à voir, de vendre…cela leur va comme cela. On en parle parfois. Ici, on joue de la musique quand personne n’écoute, on peint des tableaux que personne ne verra, on construit des œuvres qui sont durables, sans doute, mais qui n’ont aucune ambition de visibilité sociale. Curieux alors pour une résidence d’artiste.  Ne pas aspirer à montrer au monde. Et ne savourer que ce qui nourrit notre plaisir de vivre et de contribuer au respect de ce qui doit durer. C’est sans doute plus proche de la philosophie de l’Ikigaï que d’une résidence d’artiste qui se prépare au succès. Ou à l’indifférence. 

Frida ne savait pas quoi ajouter. Il poursuivit. 

Théo : Créer, laisser une trace, quelle qu’elle soit, c’est faire vivre et demeurer des impressions qui, sans cela, n’auraient été qu’éphémères. Mais nous ne cherchons pas à capturer le réel. La photocopie qui cherche à reproduire est bien utile mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Ces créations ont une vie propre. Elles sont une fiction, elles nous permettent de vaincre l’oubli. Le romancier James Salter a cette phrase qui m’a toujours touché. 

Il arrive un moment
Où vous savez que tout n’est qu’un rêve,
Que seules les choses qu’a pu préserver l’écriture
Ont des chances d’être vraies.
C’est de préservation dont il est question. 

Frida se remémora le vainqueur d’oubli de marie de Point Nemo.

Marie de Point Nemo / Vainqueur d’oubli

Marie de Point Nemo / Vainqueur d’oubli

Puis Théo poursuivit : 

Ici, la notoriété, la réputation, l’exhibition ne font pas partie de notre quotidien. C’est notre isolement qui réduit notre espace vital et densifie notre vie. Nous n’avons pas l’occasion de nous éparpiller. Je ne sais pas ce qu’il en sortira. Peu importe. Nous ne cherchons à attirer personne et ceux qui passent sont les bienvenus. La vie est maintenant et nous n’avons pas d’ambitions. Nous ne sommes ni des marginaux, ni des héros, ni des maîtres à penser. Nous cherchons juste à être accordés…et voulons juste éviter que les rêves et les regrets ne pourrissent pas notre présent. Un cadeau, le présent….

Elle repensa au coach Clown et à son perfectionnisme organisé. Elle cherchait une phrase de Sénèque qu’elle retrouva plus tard. Nous commençons à vieillir quand nous remplaçons nos rêves par des regrets. 

Après un moment de silence, il se leva….

Théo : Bon, Frida, il faut y aller. Il y a une navette à prendre qui est à heure fixe, elle, pas comme nous !

Elle entreprit alors une escapade étrange. Théo avait équipé tout terrain une ancienne Vespa 50 cm3 : à deux sur l’engin, c’était improbable mais grisant. Il devait la déposer à son arrêt de bus ce qui supposait de retrouver la route officielle ; de sortir des chemins noirs (en zone blanche). Il y avait une heure de route environ car la vitesse était limitée, pas par des panneaux mais par l’état des routes et la vélocité modérée du deux roues Vintage. Ils s’arrêtèrent une fois pour se dégourdir les jambes car les chaos étaient rudes. Ils longeaient une clôture en barbelés peu engageante.

Frida : c’est un domaine de l’armée…

Théo se mit à rire. 

Théo : pas du tout. C’est une résidence privée. Elle est interdite d’accès. Il n’y a, je crois, que des femmes âgées et …des chiens ? Pourquoi que des femmes ? Aucune idée. On l’appelle Toutouland. Les bruits les plus étonnants courent à son sujet.

Frida : c’est-à-dire

Théo : D’abord on ne sait pas trop si ce sont les personnes âgées qui gardent les chiens ou l’inverse. Mais surtout, on sélectionne à l’entrée. Financièrement bien sûr. Mais aussi les chiens : ils ont un gabarit maximum. Et les mauvaises langues disent que ce sont des animaux modifiés : peu de poils qui tombent, peu d’excréments…un chien fait à la mesure des hommes (ou des femmes plutôt). Tu comprends pourquoi on se met à l’écart. Si on le fait pour les chiens, on sait qu’on le fait pour les hommes. Et les femmes. Sélectionner des races à notre image, à notre service, au regard de nos seules préoccupations…pas besoin de disserter…cela nous rappelle des sales périodes…l’horreur peut s’inviter à pas discrets partout.

Frida était songeuse. Bien sûr, elle savait tout cela. Elle avait même couvert en tant que journaliste la polémique sur l’homme modifié.  Aldous Huxley et Georges Orwell, même s’ils n’étaient pas d’accord sur grand-chose, avaient eu cette intuition. Là où Orwell avait fait fausse route c’est qu’il n’y avait pas eu besoin de Big Brother pour prendre le contrôle. Le marché avait suffi. L’offre et la demande. Chacun, s’il y mettait le prix, pourrait donc contrôler le hasard, éviter les surprises, décider de la vie et de la mort. Cette histoire de chien, c’était juste l’étape d’avant. Théo ajouta :

Et il y a même un conseil en ligne pour choisir le chien, voire le commander puisqu’on peut choisir ses options. Il est conçu sur mesure !

Ils remontèrent sur la Vespa. Frida se dit que l’on vivait une époque formidable. Pendant les derniers kilomètres, elle neutralisa son esprit et ses pensées par des décibels rock. Là, le violon ne pouvait rien. Il lui fallait de bons vieux riffs de guitare saturée et une batterie qui pulse. Tool….


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