Au beau milieu de mon travail journalier — toujours semblable à lui-même, terne et inutile —, je vois surgir brusquement l’évasion : vestiges rêvés d’îles lointaines, fêtes dans les parcs des anciens temps, d’autres paysages, d’autres sentiments, un autre moi. Mais je reconnais, entre deux écritures comptables, que si j’avais tout cela, rien de tout cela ne m’appartiendrait.

Le livre de l’intranquillité, Fernando Pessoa

Depuis le départ de Frida, Hélios ne parvenait plus à se concentrer. Il papillonnait d’une activité à une autre, commençait une lecture aussitôt interrompue puis se surprenait en état d’attention suspendue, comme légèrement au-dessus du réel. Comme s’il s’était posté à un carrefour et se contentait de regarder les voitures passer dans tous les sens. Il s’imaginait au milieu d’un rond-point avec sa chaise haute de surveillant de baignade ou d’arbitre de tennis. Mais ce n’était pas des voitures qui passaient à ce carrefour. Il s’agissait seulement de pensées. Et d’images. Fugaces. Pourtant il n’arrivait ni à en saisir une, ni à trouver une cohérence d’ensemble à ce tissage accéléré.  Rien qui ne puisse rester…et faire empreinte pour le futur. Non, rien que du mouvement qui se décelait à peine. Il imaginait souvent ce que pouvait être un monde envahi des brumes de l’oubli, ce que cela pouvait faire à chacun de ne plus percevoir une continuité mais contraint à des puzzles éprouvants pour se donner des repères. Qui s’effaçaient aussitôt. Le châtiment de Sisyphe version immobile. Pas d’effort physique. Juste une impossible quête d’images qui se floutent dès que l’on les effleure. Pourtant, à regarder l’état du monde, on pouvait se dire que la mémoire est courte et que les historiens ne font qu’alimenter le travail des archéologues. Et que tout s’oublie. Le pire surtout ? Cela dure depuis très longtemps, des millénaires. Tout s’oublierait ? Vraiment ? Une idée lui vint. Il fouilla dans sa bibliothèque (un ensemble de cartons entassés à même le sol) pour rechercher sur une vieille traduction de l’épopée de Gilgamesh, 2ième millénaire avant JC, écrite en sumérien, transmise de siècles en siècles via des tablettes d’argile. Il retrouva la photo de la version ninivite d’une de ces tablettes incroyables. 

Tablette sumérien

Ainsi, cette histoire universelle avait traversé les âges via des porteurs d’histoires, créateurs et conteurs. Et via ces supports pourtant fragiles qui avaient été retrouvés, puis sauvegardés.  Combien d’autres histoires s’étaient abîmées en routes, aspirées par les flots, diluées par le vent, absorbées par la terre, oubliées à jamais. Ou alors était-ce toujours la même histoire avec des scénarios variables ? Il feuilletait le livre quand il s’arrêta sur ce passage. Quand Enkidu est mort, Gilgamesh, inconsolable, est parti à la recherche de la vie sans fin. En chemin, il rencontre une tenancière philosophe qui lui dit : « Pourquoi donc rôdes-tu, Gilgamesh ? La vie sans fin que tu recherches, tu ne la trouveras jamais. Quand les dieux ont créé les hommes, ils leur ont assigné la mort. Se réservant l’immortalité à eux seuls. Toi, plutôt, remplis toi la panse ; demeure en gaieté jour et nuit (…) Car telle est l’unique perspective des hommes !

Bien sûr il y avait l’incroyable force de l’amitié et l’insupportable perte. Mais aussi autre chose. Par un étrange cheminement de pensée, il se mit à fouiller un autre carton, mu par une intuition, et retrouva un petit livre passé inaperçu à sa sortie qui était devenu l’étendard des nihilistes post-modernes et hostiles en tous genres, Le mal qui vient de Pierre-Henri Castel. L’unique perspective des hommes ? Alors, on peut surenchérir : « La fin des temps, avec ce qu’elle promet sous la forme de la spirale perverse du mal qui vient, promet donc aussi le soulagement de fardeaux inutiles, et l’occasion inattendue de déployer une féroce vitalité. » Car ce n’est plus uniquement de se remplir la panse dont il est question. Puisque les assurances-vie sont inutiles alors autant profiter, et jouir de la perspective de précipiter la fin. Précipiter la fin ? Ces paroles faisaient aujourd’hui écho tant les perspectives sinistres du réchauffement climatique et des pandémies en chaîne et non maîtrisées avaient provoqué des comportements faiblement rationnels et imprévisibles. Des groupes, d’abord marginaux, puis de plus en plus nombreux, avaient théorisé autour de la nécessaire purge conceptualisée autour du mouvement Clean Slate. Un long manifeste qui pouvait se résumer à cela : « Faisons table rase, détruisons ce (et ceux) qui ont causé notre perte et au passage, profitons-en pour nous servir en caviar multiforme. Nous avons trop longtemps été privés et les autres se sont gavés. A nous maintenant. »

Les alter-verts qui avaient choisi la voie paisible, n’avaient plus que les écolieux et les oasis pour lutter contre les nuisibles en tous genres, avec force coccinelles pour les tueurs de fraises, et méditation zen pour les troubleurs de paix. Dans les faits, ils se sentaient menacés. Comme si la marginalité était la seule réponse face à ce déversement de haine.

Hélios en était là de sa réflexion quand il repensa à cette haine en ligne et en plaines. Partout menaçante. Et à la difficulté à y échapper. A ne pas y céder aussi. Dans le circuit, il y avait une balise particulière, celle de la colère. Cela rappelait à Hélios Robespierre dans son fameux discours et cette phrase… « La terreur sans laquelle la vertu est impuissante »..la terreur n’est autre chose que la justice prompte…..[1]Maximilien Robespierre, “Discours du 17 pluviôse an II (5 février 1794)”, dans Œuvres complètes de Maximilien Robespierre, éditions PUF, pages 350-367

Il pensait aussi à Hana. Marie de Point Némo avait déposé un texte à cette balise. Il le chercha sur son phone. Il ne l’avait pas lu depuis longtemps et le texte éclaira le message d’Hana d’un jour nouveau.

« Hana fait du tri, ses questions sont rudes, elle tente de prendre sa part, rien que sa part, et, ne pas nourrir la bête en elle, ne pas leur ressembler. La colère, Hana en connait les degrés et les couleurs, les bornes et les limites, « se laissait entrainer ou agir sur ou avec elle ». Mais là, entre désillusion et désenchantement, Hana découvre un sentiment sombre le ressentiment. Faire du petit bois du casseur de violon ? Une bonne raclée à celui-là ne lui déplairait pas… Le genre qui ne tue pas mais calme les imbéciles et les malfaisants pour un moment… et là, c’est pas la BIP qu’il faut ! un genre de BAF quoi !  Ou une RIC (Réponse immédiate claquante). Un pack de 15 au beau jeu à la main, la PATTE FRANCAISE qu’ils appellent ça, French Touch de l’autre côté.

Comme le caillou dans la chaussure, une phrase tourmente Hana « Accepter ce n’est pas se résigner ». Accepter ? Alors qu’ils nous mènent à la fin du monde. Accepter ? Admettons ! Admettons avoir perdu la bataille ! Mais « Rester le nez collé à la vitre » ? Non Finito !…. » 

Hélios était songeur. Deux jours avant, Hana leur avait envoyé un message par mail. 

Il était précédé d’une photo étrange. 

Tous jeux interdits

Très chers Hélios, Frida…

Vous êtes sans doute surpris de ce message. Je n’en ai ni l’habitude, ni le besoin. Les choses arrivent et je n’ai jamais eu de bonnes expériences à vouloir les accélérer. Forcer n’est pas dans ma nature. Je sais que cela énerve Hélios quand je dis cela. Il ne croit guère à notre nature et pense au contraire qu’il faut « se » forcer ! C’est Ander qui a fait le messager. Comme souvent. Je sais que ma situation vous préoccupe et que vous vous inquiétez. Cela devrait me toucher voire me réjouir de vous savoir attentifs à ma personne. Étrangement, même si j’ai envie de vous remercier, je sais qu’il faut que je vous dise aussi que cela me pèse. Pourquoi ? Parce que cela donne du crédit à mes propres inquiétudes. A mes doutes. Vous avez peur que je n’arrive plus à m’en sortir, que l’accident ait laissé des traces indélébiles, que je ne puisse plus reprendre la scène. Cette inquiétude me renforce dans la lecture dramatique de ma situation. Moi qui ai choisi la voie paisible, j’ai dû me confronter à la violence, multiple. Celle qui touchait mes choix, ceux de la compagnie ; ce qui touchait mon art et ma manière de le faire vivre et vibrer : mon violon. J’ai encore vivace le bruit de l’instrument écrasé sous les pas énervés d’un Hostile. Surtout, je m’aperçois que j’avais toujours réussi à les éviter et que là ils m’ont fait face. J’ai mis longtemps à comprendre que je ne pouvais pas toujours les éviter et fuir. Car alors, tous les jeux sont interdits. En voyant cette pancarte, j’ai compris. C’était la première étape de la mise en silence qui ne faisait que m’entraîner dans le retrait, la peur, le doute. 

Déjà, la maison des consolations m’avait aidé, et Marie de Point Nemo y est pour beaucoup. Mais j’ai compris que j’étais inconsolable. Que je ne pouvais plus m’excuser. Qu’il fallait que je force ma nature, n’est-ce pas Hélios. Et puis hier, après une longue promenade dans les bois quand je suis rentrée à la maison, j’ai aperçu Théo assis par terre la tête entre les mains. Ils étaient venus et avaient brulé nos toiles collectives. Rien de grave m’a dit Théo tout de suite. J’allais le consoler quand il a cherché à me consoler. Alors, j’ai su que la voie paisible était derrière moi. Je comprends qu’accepter, c’est ne pas se résigner. Que si la colère brûle en moi, elle ne doit pas me consumer. Je peux m’en servir. Je vais m’en servir. Frida, Hélios, n’ayez crainte, si je lève une armée, ce n’est pas la guerre que je cherche. C’est la dérésignation. Un mot inventé pour dire qu’on peut inverser le ressentiment et la colère pour en faire une force de vie. Frida, Hélios, ameutez les réseaux, nous reprenons la scène. C’est sur scène que nous mènerons bataille. Demain, nous jouerons à nouveau. Mon nouveau violon est en train de prendre forme et son. Ander en a écrit la musique et Kar mettra en scène, elle, les arpégistes et les brodeuses de mots ; Sayd et Sisyphe préparent les scènes mobiles et flottantes. On jouera dans une semaine au Port de belle Oise. Sur la mer.

Le spectacle s’appelle : En Scènes : pour ne pas se résigner

Et c’est ainsi : je ne resterais pas le nez collé à la vitre.

Je vous embrasse.

Hana

Et elle joignait un lien vers un air anonyme remis en scène par Jordi Savall, la bourrée d’Avignonez, anonyme comme il se doit !

Et puis cette photo étrange avec cette légende :

Vue depuis la scène de Belle Oise.
Vue depuis la scène de Belle Oise.

References

References
1 Maximilien Robespierre, “Discours du 17 pluviôse an II (5 février 1794)”, dans Œuvres complètes de Maximilien Robespierre, éditions PUF, pages 350-367

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