Ô nature, mère à la fois compatissante et barbare, comment as-tu le pouvoir, avec des volontés si contraires, de créer et de détruire de si charmantes choses ? 

Pétrarque, Canzoniere, CCXXXI

La canicule s’est installée en ce premier jour de juillet. Un vent du diable emporte tout sur son passage et fait craindre le pire.  Moi, Sisyphe, pensais tout savoir de l’horreur du châtiment éternel. Je sais que je paie mes défis orgueilleux et dérisoires à Zeus qui s’est vengé pour me faire goûter quotidiennement l’absurdité de la lutte : faire rouler éternellement un rocher au sommet d’une colline, et voir ce rocher dégringoler cette colline lorsqu’il est parvenu au sommet.  Incessamment. Toujours. Mais mon histoire montre mon goût de la vie et j’ai tout fait pour ne pas retourner dans les ombres infernales. Je suis un lutteur que ne renonce pas. Quand, au début de la pandémie, les dieux se sont fait silencieux, quand mon châtiment s’en est trouvé suspendu, j’ai cherché d’autres voies. Étrangement, goûter cette interruption dont la fin est indéterminée, s’est avéré étrange voire douloureux. A plusieurs titres. D’abord, lutter, retrouver toujours mon fardeau, connaître chacune des pierres de ce chemin de peine, tout cela dessine une sorte de paysage connu où on se trouvent des repères qui nous soutiennent. Dans leurs aspérités même. Ensuite, cette interruption de la routine m’a rendu libre, certes mais tout à coup responsable du chemin à prendre. Il me fallait donc décider quoi faire. J’ai mesuré que je n’avais jamais été confronté à cela. En tout cas pas depuis longtemps (oui, je sais, les Dieux justement trouvaient que je n’en faisais qu’à ma tête d’où mon châtiment !). Un espace et un temps indéfinis s’ouvraient à moi et je n’en connaissais ni la durée, ni les codes, ni les opportunités. Comment conduire sa vie quand la liberté qui nous est proposée se transforme en obligation de décision et en peur de se tromper ? J’avoue que ce n’est pas si facile tout seul. Je me sens étranger. Cette expérience de l’étranger, je l’ai retrouvée dans un livre que j’ai pu lire pendant cette transition forcée. Le château de Kafka. Édifiant. Finalement, ce que cherche K, l’arpenteur, c’est que le château le considère comme un des siens. Il ne veut pas de cette malédiction qui l’exclue de la normalité. Peut-être ai-je éprouvé cela moi aussi. Cette expérience de ne pas être comme les autres mais de ne plus être comme avant. Il y a quelques mois, j’ai fait la connaissance de Sayd. Il m’aidait dans l’installation et l’entretien des filins entre les arbres, endommagés par les chocs thermiques. Des chocs qu’il a connus, lui aussi, puisqu’il a dû quitter sa ville d’origine, où l’intensité des bouleversements climatiques, canicules associées à des taux d’humidité très élevés, rendaient la vie tout simplement impossible pour lui, et sa famille. Il est souvent avec nous dans la forêt et il parle un peu de sa vie. Il m’a dit : la vie est étrange, je me sens étranger ici et aussi étranger à cette vie parfois….ses propos m’ont fait réfléchir et je m’y suis reconnu. Comment construire des repères nouveaux qui évoluent eux-mêmes sous l’effet des transformations du monde ? Je pensais avoir trouvé ma voie. J’ai d’abord créé mon One Sisyphe show, expérience troublante et sans suite de monologuiste absurde. J’avais trop écouté Raymond Devos et sens interdit.  Puis j’ai développé une habileté à la marche sur filins entre les arbres. J’ai ainsi contribué à fonder le collectif « Sur un fil » sorte de compagnie théâtrale sylvestre nomade qui mêle intrigues, funambulisme, installations esthétiques et philosophie déclamatoire. Je me sens dans mon élément. Je marche sur un fil. Je sais que tout cela est fragile. Risqué. Mais cela vibre. Et me comble…

J’en parle souvent avec Sayd qui pour la première fois, avait évoqué hier son départ de chez lui. Un jour, tu te retrouves avec toute la famille dans un port délabré, caniculaire, sans une possibilité d’ombre à regarder la mer et à guetter une embarcation dont personne ne sait quand elle arrivera, combien pourront monter à bord et même si elle arrivera un jour. Et quand cela est derrière toi, que tu as pu en sortir indemne, toi et les tiens, alors, rien n’a plus la même saveur, tu regardes toute chose différemment. L’horreur infinie est possible. Mais elle n’est pas certaine. Et parfois, elle ne fait que nous effleurer mais tu en gardes la présence potentielle comme une alerte au fond de toi. Alors, quand je te vois déambuler entre les arbres à déclamer tes absurdités loufoques, je sais que je partage avec toi l’idée de l’enfer. Et puis je ne savais rien des arbres. Il n’y en avait pas chez moi. Ou si rares. Ici, quand je pénètre dans ces forêts touffues, j’ai l’impression d’être à l’abri mais aussi accueilli. Et pourtant, je ne les connais pas. Mais elles semblent me reconnaître. C’est étrange.

Je suis brutalement sorti de mes rêveries par des cris derrière moi. Il nous faut partir. Le feu avance. Rien ne l’arrête. Il y a quelques années, on aurait pu le fixer, empêcher qu’il dévaste tout sur son passage. On nous avait alerté. Mais depuis 4 ans maintenant, on sait qu’il nous dépasse et qu’il nous faut vivre avec. Nous sommes à notre troisième retrait d’urgence en 3 semaines. Nous sommes remontés vers le nord pour trouver des forêts plus humides. Mais elles sont trop denses et la pluie n’a pas suffisamment pu imprégner le sol. L’eau s’est écoulée sur un sol asséché et durci. Et même ces forêts bien entretenues sont à la merci. On en connaît toutes les raisons, on en a étudié tous les facteurs aggravants. 

Et même ces forêts bien entretenues sont à la merci...

Mais cela paraît aujourd’hui hors contrôle. Tant de choses sont devenues hors contrôle en quelques années. Alors, que faire ? Sisyphe rejoint Sayd et sa famille et quelques funambules des forêts pour prendre la route. Sayd, pas plus affolé que cela de notre panique, me demande : 

Tu as des nouvelles de Kar, de ses arpegistes et de leur fabrique de tissage de mots ? Elles doivent être menacées aussi.

On leur a envoyé un message et elles ont aussi commencé le retrait. Elles sont parties hier pour la plupart. Seule Kar est encore sur place. Elle essaie de sauver ce qui peut l’être. Tu la connais. Mais elle va prendre la route.  On se retrouve au port de Belle Oise.

Sayd a l’expérience de ce qui compte vraiment. De ce qui ne nous autorise pas des essais. De ce qui est simplement irréversible. Alors veiller sur tous et faire ce qu’il convient pour mettre chacun à l’abri est la seule chose essentielle et indiscutable à ce moment-là.

Dans ce moment intense, c’est Kar qui m’envoie un texto auquel est joint une photo de son dernier tissage.  

Kar est une poétesse, créatrice d’installations narratives. Nomade, elle aussi. Jamais où on l’attend. Elle travaille avec Sisyphe sur un projet de tissage de monologues inspiré du Château de Kafka. Le projet s’appelle K 2025. S’y trouvent impliquées toutes les arpégistes et brodeuses venues chez d’abord se réfugier, fautives uniquement d’être femmes dans des lieux où il ne fait pas bon l’être. Et qui mettent leurs talents au service de ce projet.

Impasse des Brodeuses

Au-dessus du groupe, le ciel est là, plombé. Sisyphe se rappelle du premier monologue qu’il clame sur son filin dans K 2025.

« Je suis arrivé là où je devais arriver mais personne ne m’attendait. Où plutôt, j’ai croisé l’indifférence qui m’a fait vivre une nouvelle expérience de transparence. Suis-je invisible. Quand j’ai croisé une personne qui avait l’air moins indifférente que les autres, je lui ai demandé à qui je devais m’adresser. Elle m’a dit d’aller voir plus loin, que peut-être, je trouverais une réponse auprès du guichetier. J’y suis allé et quand je suis arrivé, le guichetier rangeait ses papiers. Je me suis adressé à lui mais il m’a dit qu’il fermait. Je lui ai demandé alors les heures d’ouverture et il m’a répondu que cela dépendait. Il y avait une alerte au feu alors tout pouvait être perturbé. Mais que si jamais les horaires étaient respectés, alors je devais me munir, remplir et présenter l’imprimé 7022 Z sans lequel aucune requête ne pourrait être enregistrée dans le système. Je lui ai demandé : quel système ? Il m’a répondu : le système d’ici.

Et puis en me retournant, j’ai vu que j’étais au centre d’un rond-point : chaque route menait à une porte fermée.

A ce moment, Sayd s’approcha de Sisyphe qu’il voyait très affecté et indécis. Lui revint en mémoire cette phase issue du livre « Lorsque le dernier arbre », de Michael Christie sorti en 2021 :

« Toutes les cultures ont leurs mythes sylvestres, depuis l’omniprésent arbre de vie qui soutient littéralement le ciel jusqu’aux arbres-monstres dévorateurs d’enfants et buveurs de sang humain, en passant par ceux qui jouent des tours, guérissent les malades, mémorisent des histoires ou jettent des sorts à leurs ennemis. En regardant son oncle, débarqué d’une tout autre époque, Willow se souvient que les arbres sont aussi capables d’opérer des résurrections. »

Il nous faudra plusieurs résurrections pensa Sisyphe en fermant son sac.

Alors qu’il s’engageait sur le chemin il sentit vibrer son Phone signe d’un nouveau texto.

C’était Kar. Il lit et regarda ensuite le ciel.

Une seule phrase à décrypter. 
L’été est sommaire cette année.

Dans le ciel, des oiseaux fuyaient aussi.

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