La halle aux toiles se remplit lentement. Le soleil cogne déjà fort et on trouve à l’intérieur de la grande bâtisse en pierre une fraicheur bienvenue. La scène est dans la même configuration que la veille. L’instant semble dédié à l’attente. Et à l’hésitation. Marie monte sur scène et prend la parole.
Marie de Point Némo : Oui, Hana est attendue pour la scène 2.
Marie répète plusieurs fois en mettant ses mains en porte-voix et en l’agrémentant de quelques ohé, ohé circulaires.
Le technicien à casquette verte : Bon, je crois qu’on va passer à la suite…
Marie de Point Némo : C’est déjà compliqué, ce spectacle, à piger…si en plus on le répète dans le désordre, on va perdre le fil.
Le technicien à casquette verte : Quel fil ? Ok, alors on fait quoi ? On lance un SOS, des signaux de fumée, un avis enlèvement ; ou alors on délègue sur place un officier de renseignement, on marche jusqu’à son refuge, on lui transmet nos pensées…
Marie de Point Némo : on pourrait lui chuchoter notre impatience et notre soutien. C’est bien ce qui peut la faire bouger. S’il n’y a que notre impatience, je sais qu’elle va se raidir et passer son chemin. Notre soutien…oui, facile à dire. Finalement, est-ce qu’on peut aider quelqu’un d’autre à faire ce qui nous paraît nécessaire mais qui lui paraît soudain inaccessible. Chacun de nous est pris dans ces sacs de nœuds au moment d’agir : penser que c’est ce qu’il faudrait faire et se sentir incapable de mettre un pied devant l’autre. Et alors laisser passer le temps jusqu’à ce qu’il ne soit plus temps d’y aller. Il est alors trop tard. Le moment opportun est passé. Une autre fois peut être.
Le technicien à casquette verte : Alors on peut essayer de jouer la scène sans elle ? Quelqu’un connaît son texte dans cette scène
Marie de Point Némo : Non, mais ça va pas ? Hana, elle est irremplaçable, pas duplicable..sans Hana, il n’y a rien qui tient debout, tout part en vrille…c’est son idée !
Le technicien à casquette verte : Marie, là je m’insurge…une idée que tu portes peut vivre sa vie sans toi. Elle n’est plus la même idée…elle se transforme, d’autres la façonnent autrement, mais ces configurations ne sont ni à dédaigner ni à moquer !
Marie de Point Némo : Un point pour toi ! La colère me fait perdre la mesure ! C’est aussi mon goût pour la démesure. Ou plutôt je déteste ce qui se mesure…je préfère être hors gabarit…c’est mon destin ! Je suis hors tout !
Le technicien à casquette verte : Bon, on se la fait cette scène. Allez Sisyphe, rapplique !
Sisyphe, qui attendait patiemment en fond de scène sur un tabouret se lève d’un bond et s’approche.
Sisyphe : j’ai une idée…on a un enregistrement de cette scène, juste un fichier son…il suffit de couper les projecteurs quand c’est elle qui parle. Juste laisser la toile un peu éclairée et juste sa voix, son souffle…cela vous dit…
Le technicien à casquette verte : OK, deux secondes que je trouve le fichier, vas-y Sisyphe, mets-toi en place, Marie tu te planques au fond…
Allez GO ! :
Scène 3 : « En scènes : pour ne pas se résigner »
A ce moment, le bruissement de la halle aux voiles se transforme en murmure…une nouvelle voile apparaît…puis la lumière baisse progressivement jusqu’à ce que la pénombre se présente à tous et que tous l’accueillent en silence. Comme une parole précieuse attendue…
La voix d’Hana : j’ai attendu longtemps ce moment. Je l’ai réfléchi, préparé, redouté, évité, détesté…est-ce que les mots diront ce qu’ils ont à dire ? Est-ce que ma voix pourra les porter tant ils sont lourds ? Ne sont-ils pas d’ailleurs trop pesants et ne pouvons-nous trouver une corbeille pour les déposer et les renvoyer au néant…ce ne sont que des mots finalement. On peut vivre sans. Ne pourrais-je pas plutôt partager mon silence ?
Sisyphe : Tu sais Hana, je partage tes doutes…dès que les dieux m’ont débranchés de mon supplice, quand pousser mon rocher ne pouvait être que silencieux…alors, j’ai saisi l’occasion du langage. C’était nouveau pour moi. Surtout, ce qui me fascinait, c’était que je trouvais des personnes pour m’écouter. Et plus elles m’écoutaient, plus je parlais…je suis devenu ivre de ma propre voix, de mes propres jeux de mots, et là, je crois que j’essaie d’écouter ce qui ne se dit pas, qui ne se voit pas bien, qui est flou, indécis, insaisissable…c’est une autre voix…
La voix d’Hana : Je doute, Sisyphe, j’ai cru qu’il fallait en passer par l’expression pour s’échapper des pensées toxiques. J’avais l’idée d’un poison insidieux qui m’attaquait lentement et que rien n’arrêtait. Qu’il fallait le démasquer en public pour que la joie revienne. Le mettre en scène pour l’abattre…mais je crois que je ne suis pas une combattante…il y a d’autres voies et je peux les emprunter…ce n’est pas supprimer le poison qui est la clé, mais bien trouver l’antidote…qui fait que ce poison n’en est plus un…Tu crois que je délire, que je m’illusionne, que je ne veux pas regarder les choses en face…quel j’ai juste peur de l’affrontement ?
Sisyphe : Hana, il existe des combats qui ne sont pas la guerre, qui ne font de tort à personne, qui n’éliminent aucun adversaire…je découvre depuis la suspension de mon châtiment à quel point je suis désemparé pour conduire ma nouvelle vie. Comme si la fin de quelque chose d’insupportable ne suffisait pas à combler les vides…alors, on croit que le combat est la seule issue et qu’il faut trouver un adversaire…les adversaires sont faciles à trouver ; les armes aussi ; mais cela ne fait qu’augmenter à la fureur du monde…et nous occupe à temps plein. Mais à l’inverse, tu nous l’as dit Hana, tu ne vas pas rester le nez collé à la vitre….en cherchant à deviner ce qu’il y a derrière…
A ce moment, la voile laisse apparaître une nouvelle image….la lumière est très faible il n’y a plus un bruit. Juste quelques ondulations de la voile qui rend le flou de l’image surprenant encore.
Marie de Point Nemo a apparaît progressivement assise sur un tabouret et Sisyphe recule dans la pénombre du fond.
Marie de Point Némo : bon, là, ça ne va plus on va tous se mettre à pleurer ! J’y vais, j’y vais pas, je viens, je viens plus, j’hésite…bon, je sais, gueuler, cela ne sert à rien…même pas à soulager celui qui gueule ! Donc je me retiens car j’ai appris à mes dépends qu’il faut du temps, que c’est incertain et que l’on peut être complétement à côté de la plaque. Tant pis, il faut prendre quelques risques. Hana ne peut pas disparaitre longtemps, ni rester dans le silence. Elle doit sentir, comprendre, que même au plus lointain de ses hyphes, le mycélium, sent, ressens. Et donc, elle ne peut ni pour elle, ni pour nous, poursuivre dans l’absence et le silence. Qu’elle se débrouille par n’importe quels moyens si cela ne peut être par des mots. Qu’elle prenne conscience qu’elle nous entame, cela nous diminue nous tous. Et il fait plus froid. Hana, « fais un premier pas, fais un deuxième pas, saute à pieds joints ».
Le noir complet se fait. On perçoit un murmure. Des froissements de papier, des pas sur la scène, des chocs….
Alors le son du violon envahit l’espace, le temps, les cœurs…et plus rien ne compte…MERCY
La lumière revient peu à peu et Hana apparaît sur scène…Est-ce vraiment elle ? Juste une ombre ? Oui, c’est bien elle. Elle joue du violon. Il est temps se dit Marie…5’30 ‘’ de musique…mieux que des mots….
Hana : Merci les amis, le temps nous est compté alors pourquoi le perdre à chercher, hésiter, aller et venir…je ne sais pas s’il y a un premier pas ou s’il faut sauter à pieds joints…je ne sais pas…c’est selon …tout est vrai et possible sans doute. Je crois aujourd’hui qu’il ne faut rien chercher. Aujourd’hui, demain cela sera peut-être différent…je suis là et nous sommes ensemble. Ici, dans la halle aux voiles qui nous incite à avancer dans la brume. Rien n’est encore écrit.