…Mais il faut laisser les choses vivre un peu de guingois autour de toi. L’imperfection ouvre à la perfection. Tu achèveras en esprit l’inachevé. Le jardin idéal n’est qu’un rêve. Oui, rien d’autre qu’un rêve qui invite l’infini par clins d’œil. C’est l’unique harmonie.

— Le peintre d’éventails, Hubert HADDAD

Hélios revenait par le sentier du littoral. La pluie tombait doucement mais c’était surtout la grisaille qui donnait une impression d’automne. Juillet pourtant. Il avait pu savourer l’aube sur la mer, un délice toujours renouvelé. Sans efforts particuliers. Il en était encore sous le charme océanique quand il croisa un homme drôlement accoutré, dans une tenue de pêcheur sous-marin dernier cri. Hélios contempla avec effroi le pistolet et les flèches acérées. C’était sûrement sa première sortie. Les étiquettes pendaient encore après les fermetures de sa tenue. Il avait fait une razzia à Mesathlon, le magasin des gens qui veulent faire croire qu’ils font du sport. Il se tourna pour le laisser passer car sa bedaine, malgré la compression de la combinaison de plongée ultra-confinante, occupait une partie du sentier à cet endroit. Ne pas être dans la ligne de tire, se dit Hélios. Pendant que l’homme tueur de poissons passait maladroitement, en s’accrochant aux ronces, Hélios eut la drôle d’idée de lui dire :

— Bonne pêche !

Merci. C’est surtout pour balader, lui répondit l’homme avec un sourire goguenard.

Hélios imaginait le poisson embroché qui devait se dire que ça fait beaucoup de sang et de souffrance pour une ballade ! Décidemment, l’ennui mène à tout. Mixé à la bêtise, cela ne présage rien de bon. Certes, on incarne toujours la bêtise pour quelqu’un d’autre. Un autre, les autres. Hier, il avait exploré en ligne la balise des mondes d’après, une sorte de grand fourre-tout de textes, romans, nouvelles de fiction qui inventaient le monde d’après. Des sortes de dystopies, en somme des mondes imaginaires très sombres. Il avait ainsi relu plusieurs nouvelles de Philip K Dick. L’une l’avait particulièrement ébranlé car elle faisait écho à nombre de chasses aux indésirables qui avaient embrasé le pays fin 2024. Hana en avait payé le prix fort. Les réseaux sociaux (une façon commode de désigner l’indésignable) avaient alimenté une sorte de discrédit permanent de catégories de personnes à qui on attribuait une responsabilité dans les difficultés sociales multiples. Des bouc-émissaires en somme. On les avaient appelés « Les autres » afin d’échapper à la loi sur les commentaires en ligne. The hanging strangers (titre initial de la nouvelle écrite en 1953 !) était devenu Kill all others. Tuer tous les autres ? Dans sa navigation dans les balises ; il était tombé sur un vieux texte du philosophe Schopenhauer, pas un rigolo vraiment, un homme qui marchait seul ! L’art d’avoir toujours raison. Stratagème XXX Argument d’autorité. Il avait été secoué par la phrase suivante :

Ce que l’on appelle l’opinion générale est, somme toute, l’opinion de deux ou trois personnes et il est aisé de s’en convaincre lorsque l’on comprend comment l’opinion générale se développe. C’est deux ou trois personnes qui formulent la première instance, l’acceptent et la développent ou la maintiennent et qui se sont persuadées de l’avoir suffisamment éprouvée. Puis quelques autres personnes, persuadées que ces premières personnes avaient les capacités nécessaires, ont également accepté ces opinions. Puis, là encore, acceptées par beaucoup d’autres dont la paresse a tôt fait de convaincre qu’il valait mieux y croire plutôt que de fatiguer à éprouver eux-mêmes la théorie.De son temps, les réseaux sociaux n’existaient pas mais il y avait quelque chose qui les anticipaient dans la construction de l’opinion collective. Les réseaux sociaux n’avaient fait qu’amplifier et accélérer les processus mimétiques de construction des réponses toutes faites. En juin 2024 avait circulé une étude relayée par tous les médias. Elle s’intitulait « Comment fabriquer une vérité incontestable en quelques clics ». Elle énonçait les éléments suivants : lors du développement d’une rumeur, il suffisait que les informations soient amplifiées et validées par des positions d’autorité (un médecin, un expert) pour que l’information devienne vraie pour tout un chacun. Deuxième élément : moins de 1% de la population concernée vérifiait les sources ; troisièmement, il suffisait que 3 personnes valident voire se contentent de relayer (dont une personne dite d’autorité) pour que l’information devienne incontestée. L’étude avait donné lieu à nombre de débats mais surtout elle avait ouvert à une multiplicité d’expériences révisionnistes qui avaient pendant plus de 3 mois déstabilisé le débat public. Qu’est ce qui est vrai ? Les chasseurs de fake news ne savaient plus où donner de la tête d’autant que le petits malins maîtrisaient un autre biais bien connu : il suffisait qu’une partie des informations soient vraies et fondées pour que l’ensemble du message devienne vrai pour le plus grand nombre. Les états étaient alors intervenus en sanctionnant sévèrement l’acte de tromperie. Mais le mal était fait. D’autant que l’enjeu n’était plus tellement la vérité mais le plaisir de la fabriquer devant son écran. Un exercice intime et terrifiant de toute puissance. Mais surtout ce qui avait créé un électrochoc, c’est l’annonce par le média qui avait le premier relayé l’étude que cette étude n’existait pas. Elle avait elle aussi été inventée en se référant au texte de Schopenhauer précédemment cité. Une sorte d’expérience de psychologie sociale à très grande échelle. Tuer tous les autres devenait ainsi à la portée de tous. Puisque les autres n’étaient pas définis à priori. On s’était même amusé à construire des algorithmes de détection des autres. Hélios comprenait pourquoi Schopenhauer avait décidé de marcher seul. Face à tout cela, il repensait au message d’Hana. Ne pas se résigner. Au combat discret de tous ceux qui s’insurgent contre la normalisation algorithmique et la standardisation effrénée d’un monde qui stigmatise la diversité. La Covid et les stratégies de lutte contre la pandémie, avaient, l’air de rien, renforcé la peur de l’autre. Chacun devait montrer, justifier sa conformité, vaccinale d’abord, puis normative ensuite. Comme quoi, les stratégies de crédit social à la chinoise qui avaient scandalisé à leur origine, pénétraient peu à peu les consciences. Hélios, poursuivait son chemin et pressait un peu le pas car il devait se préparer pour partir rejoindre ses complices chez Karr. En prenant un raccourci, il se trouva face la halle aux donneurs. Un vieux bâtiment, militaire à l’origine qui avait été attribué au collectif Les Nous, initié par Hélios, qui gérait des bâtiments publics ou industriels désaffectés pour les refaire vivre au service d’une cause pouvant servir le bien commun. C’est ainsi que Karr avait récupéré la Halle aux toiles. La démarche, déjà ancienne avait pris une ampleur considérable lors d’un grand crash de 2023 où un certain nombre d’entrepôts s’étaient trouvé désaffectés. Il se dit que comme Karr et les arpégistes, lui, Hélios, tissait aussi en fond d’écran.

On tisse en fond d'écran. Marie de Point Némo
On tisse en fond d’écran. Marie de Point Némo

Une goutte d’eau face aux ordinateurs quantiques qui géraient les données, qui organisaient la vie individuelle et collective, qui anticipaient nos désirs et traçaient ou interdisaient les chemins à prendre. 

Dérisoire et absurde pourrait dire Sisyphe. Certes. Mais on lutte contre un ennemi silencieux, invisible et non maîtrisable. Nous lui avons donné les clés et nous obéissons car les IA Justicielles sont capables de neutraliser la subjectivité pour énoncer des verdicts dits incontestables. Hier Karr, lui avait envoyé en copie un autre texte pour les dialogues de Sisyphe. Il le revisita en pensée alors qu’il approchait de son lieu de vie.

Sisyphe : Ander, enfin, tu te montres…

Ander  : La discrétion n’est pas l’effacement. Rien ne sert de faire du bruit ou de capter la lumière. D’autres spots lumineux, plus intenses et surtout plus actuels te remplacent aussitôt. L’audimat n’est qu’une aspérité fugace, jamais une lame de fond. Je m’intéresse plutôt à ce qui se joue en arrière-plan en fond d’écran…

Sisyphe : Un fond d’écran. C’est une manie chez vous. Voir ce qu’il y a derrière. Ce qu’il y a devant ne te suffit pas…

Ander : ce que je vois et observe n’a de sens que référé à un mouvement, à un ensemble. Regarder un champignon, le cueillir et l’isoler de son environnement c’est penser que les choses et les êtres sont indépendants. Tu sais, Sisyphe, à quel point je crois que nous sommes interdépendants. Que nous sommes liés. C’est pour cela que le monde des IA nous mène à une standardisation de notre singularité…

Sisyphe : Lutter contre les IA, ce n’est pas le comble de l’absurdité

Ander  : Je ne sais si c’est absurde, c’est juste important de voir ce que cela change. Un ordinateur quantique au service des IA, c’est les données du passé et du présent mixées pour construire un avenir apprécié par le plus grand nombre, ou plutôt les plus puissants. Ce n’est pas une vision d’un futur enviable pour tous.

Sisyphe : En somme, plus on veut se singulariser, plus on se doit d’être conforme.

Ander : Oui, car il n’y aura plus d’interprétation subjective. C’est la bascule d’aujourd’hui. Tu te rappelles la phrase Antoinette ROUVROY : Nous sommes au seuil d’un changement radical : le basculement de la culture du signe interprétable vers une culture du signe calculable. 

Sisyphe : Oui, mon rocher à coté, ça laisse une possibilité de choisir le chemin et le rythme. Là, c’est le calcul qui décide.

Ander : C’est la probabilité qui fait la vie. Il n’y a plus de hasard. Que des calculs. Et l’audimat.

Hélios ne se souvenait plus de la suite. Il arrivait chez lui. Devant sa porte, la boîte numérique des livreurs de Droneathome clignotait, signe de la réception d’un colis. Il ouvrit et récupéra l’étrange livraison : une bouteille bleue emballée dans un plastique transparent. Il pensa aux bouteilles qu’il avait mis à l’océan avec Frida, mais c’était il y avait seulement quelques jours.

Dans la bouteille, il y avait deux photos (une pomme de pin et le dessin d’un œil) et un texte.

Frida, Hélios,

Votre message bien énigmatique mais stimulant, récupéré par nos amis bretons m’a été transmis via une plateforme numérique. D’où la rapidité de ma réponse. Nous ne sommes pas résignés. Nous sommes très loin de vous, tout au Sud, où la sécheresse nous éprouve. Nous rêvons d’eau et de fraîcheurs océaniques. Mais nous savons aussi que la fuite n’est pas l’unique option. Comme vous. Nous sommes prêts pour défendre la diversité. Cette pomme de pin très imparfaite en est le symbole. Et pour ne pas subir la surveillance, alors, nous choisissons le retrait actif et tenace. A bientôt.

Les oasiens

Notre modernité ne se caractériserait pas seulement par une lutte effrénée pour la reconnaissance et la visibilité mais tout autant par une lutte souterraine, plus calme mais tout aussi tenace pour l’anonymat et l’invisibilité. Pierre Zaoui, La discrétion ou l’art de disparaître.

Pierre Zaoui, La discrétion ou l’art de disparaître
Pierre Zaoui, La discrétion ou l’art de disparaître

Histoire de partager un matin sur terre.

Pin It on Pinterest