Hélios n’habitait vraiment nulle part. Et un peu partout. Il ne pouvait donc pas héberger Frida dans ce coin de Bretagne qui était un peu son refuge. Mais il ne manquait pas de ressources en terme d’habitat atypique. Ni de liens. Et il avait proposé à Frida de passer la nuit un peu à l’écart de la plage des roses, dans un vieux bateau qui avait été aménagé pour en faire d’abord un bar, puis un lieu de spectacle puis enfin un habitat atypique à louer à la nuit. Pas évident à imaginer quand on regardait l’état initial. Cela avait inspiré une autre balise, celle des transformations. Qui avait suscité quantité de défis : comment remettre sur flot ce qui était percé, cassé, détruit, explosé ? Comment redonner vie à ce qui n’est plus que déchet, faiblesse, nuisance ? Comment faire en sorte que ce qui est enlisé, affaibli, immobile reprenne forme et décolle ? La symbolique ne pouvait que toucher Hélios. Mais il avait été surpris de l’énergie collective que cela avait soulevé. Il s’était d’ailleurs appuyé sur un article de Frida sur la production, le stockage et le recyclage des déchets. Qui se terminait ainsi.
Et si, plutôt que de fabriquer, utiliser, jeter, stocker recycler on inventait un cercle autour de la durabilité et de la mutabilité des produits. Viser la transformation sans nuisance le plus longtemps possible, une sorte de non obsolescence volontaire ? Chiche ?
Et c’était devenu ainsi un des premiers pas de la société d’investissement éthique IDS, dédiée à un modèle économique circulaire fondé sur la mise à disposition de ressources à tous. Luttant, entre autres, contre le gaspillage, les biens inutilisés et favorisant le recyclage option élargie : que rien ne se perdre et que tout profite à tous. Mais surtout pensé dès la conception des produits. Bien sûr, les réactions avaient été violentes. Entre les moqueries des pro croissance et les railleries des Green Actifs, tout cela n’avait pas empêché la petite société d’avancer pas à pas, à sa mesure, sans ambitions universelles mais au plus proche des initiatives locales. Un bel exemple de rhizome. Un pas de côté pour contrecarrer les logiques verticales et autocratiques ; une alternative aux volontés destructrices de certains activistes antisystèmes. Un essai qui s’affranchissait aussi des lamentations autour du « c’est trop tard » ; « L’homme a ce qu’il mérite » et de la recherche permanente de boucs émissaires universels appelés le système.
L’idée était du troc à grande échelle : un hybride entre les modèles coopératifs historiques et les fonds d’investissements sociaux les plus offensifs pour que la justice sociale ne soit pas uniquement une affaire de l’état mais l’affaire de tous. Histoire aussi de ne pas faire la fortune de start upper inventifs qui revendent leur idée un bon prix et peuvent gaspiller tranquillement sous le regard bienveillant et envieux des actionnaires plus mal lotis.
Au matin, Hélios avait fait un détour avant de rejoindre Frida dans sa demeure du jour. Il avait ainsi repris le chemin des transformations et avait été surpris du nombre d’initiatives répertoriées à ce jour sur toute la planète. L’avantage du rhizome, c’est à la fois qu’il ne demande pas beaucoup d’interventions humaines mais également qu’il y a plusieurs centres, ce qui en fait un modèle adéquat de gestion collective. Hélios y consacrait peu de temps, d’autres y étaient investis mais les choses avançaient plutôt par cercles concentriques autour de points nodaux. Certains réseaux se connectaient entre eux, d’autres s’enrichissaient de l’intérieur en augmentant le nombre de racines. Élargissement et enrichissement des racines et tiges internes étaient les deux mécanismes à l’œuvre. En somme, on pouvait les observer en prenant de la hauteur (pour voir leur étendue) ou en prenant un microscope (pour percevoir la densité des connexions). Et bien sûr parfois les deux. Hélios se disait souvent que Gilles Deleuze et Felix Guattari seraient surpris des impacts de leurs travaux tant d’années après. Mille plateaux avait été publié en 1980 ! Mais ces travaux avaient été remis en perspective à partir des approches de la mychorise. Marie de Point Nemo avait édité un article décisif sur ce sujet en 2021. Il était central dans la balise de l’interdépendance qui avait été une des plus fréquentée après les révoltes antiS de début 2022 suite à l’échec retentissant de la COP 2021 de Glasgow. Nous sommes tous liés était un des slogans des manifestants. Hélios se souvint de ce texte de Saint-Exupéry qui était au début de la balise de l’interdépendance.
Et à nous, que nous manque- t-il ? Quels sont donc les espaces que nous demandons que l’on nous ouvre ? Nous cherchons à nous délivrer des murs d’une prison qui s’épaissit autour de nous. On a cru que, pour nous grandir, il suffisait de nous vêtir, de nous nourrir, de répondre à tous nos besoins. […]
Et voici que nous découvrons avec surprise qu’il est des conditions mystérieuses qui nous fertilisent. Liés aux autres par un but commun, et qui se situe en dehors de nous, alors seulement nous respirons. Nous, les fils de l’âge du confort, nous ressentons un inexplicable bien-être à partager nos derniers vivres dans le désert. […]
Après ce long détour, Hélios arriva en vue du bateau-maison légèrement incliné. C’était un choix. Les défauts de verticalité et les aspérités sont aussi la vie. Pourquoi vouloir gommer ce qui dépasse, ce qui dissone, ce qui singularise. N’est-ce pas cela aussi la force de la transformation ? Sortir d’une normalisation excessive qui tue l’humanité source de notre imagination….Le marketing avait utilisé cette idée pour systématiser des défauts pour lutter contre la conformité. Trous dans les jeans suffisamment diversifiés, teinte des produits variable, personnalisation du mobilier… Mais cela n’avait guère enthousiasmé. La publicité n’avait plus d’impacts, au grand désespoir des vendeurs de rêve. Mais c’était aussi un effet de la révolte de 2022. Les premières grandes manifestations mondiales avaient été provoquées par l’apparition de la publicité dans l’espace. Alors que la COP 21 de Glasgow avait débattu sans fin sur les impacts environnementaux des activités humaines, quelques entreprises hors du temps avaient lancé de grands projets de panneaux publicitaires spatiaux qui avaient eu un effet explosif. Cela amplifié par l’information largement diffusée des coûts démentiels des premiers voyages spatiaux pour milliardaires inconséquents, le couvercle avant été soulevé en quelques jours. Il n’était jamais vraiment retombé.
Et aujourd’hui, alors que nombre d’entrepreneurs s’interrogeaient sur les modèles économiques créateurs de croissance en période de turbulence et d’imprévisibilité, Hélios travaillait avec tout un réseau planétaire sur l’accueil des réfugiés climatiques.
Il voulait en parler à Frida mais il n’était pas certain qu’elle avait envie d’être exposée à nouveau. A jouer encore aux bons et aux méchants. Et puis, il y avait Hana. Hélios sentit comme une brume de lassitude qui l’entourait. Cela lui arrivait de plus en plus souvent. Comment continuer à s’agiter alors que la violence et la haine sont le langage du quotidien. Que le sarcasme est un mode de dialogue courant. Dans toutes les langues. Hana avait été percutée par tant de sauvagerie. Où les mots ne servent plus et où le seul refuge est hors de portée. D’ailleurs, elle avait choisi d’être hors de portée.
Au moment où le blues faisant sa place dans son cœur, Frida sortit et lui fit un signe. Elle s’avança :
Frida : Bonjour ! Je viens d’avoir un message d’Hana. Pas banal comme message. Viens voir !
Hélios : J’arrive.
Il grimpa les quelques marches. Dans son mouvement, lui revinrent les mots du poète Christian Bobin.
« Il n’y a pas d’issue au chemin, puisqu’il n’y a pas de chemin. Il n’y a pas de consolation puisque tout nous blesse et que rien ne nous fait mourir. Il n’y a que les choses devant nos yeux et la lumière sur ces choses. »
Alors, il se dirigea vers la lumière. Et il se dit que là-bas devait bien exister. Marie De Point Nemo l’avait dessiné.
Alors il grimpa au rythme enivrant du Remurdered de Mogwai.
Des remords à remodeler ?